vendredi, avril 3 2015

On ferme

Billet de Olivier Pascal

Le village des Mitaraka ferme ses portes. Les bâches des carbets seront bientôt enlevées, comme on tire une révérence. Il ne restera du camp que des poteaux nus, futurs tas d’humus. Les 3 prochains jours seront agités. 72 h pour ranger, déloger 30 personnes, démonter le camp et rapatrier les équipements. Une retraite en bon ordre, mais précipitée par le satané tempo imposé par les transports aériens.

J’aurai pu intercaler un billet intitulé "Petit précis d’organisation, partie 3". Mais même si je raconte souvent n’importe quoi, il ne faut pas exagérer. Il n’y a rien de "précis" dans ce retour. S’il est difficile d’estimer la quantité de déchets à ramener, il est quasiment impossible d’évaluer le poids des échantillons et spécimens, cargaison précieuse, qu’il faudra bien rapporter coûte que coûte. Alors, on procédera au juger, à l’œil, et à la "va comme j’te pousse" dans la cabine de l’hélicoptère.

Pour l’heure, dans cet entre-deux d’une opération déjà terminée mais pas encore finie, c’est un sentiment mitigé qui domine, une satisfaction teintée de vague-à-l’âme. Être coupé du monde n’est pas une formule creuse par ici. Sans l’attraction des êtres chers, y retourner ne serait pas chose facile.

L’agrégat de naturalistes sera aussi démantelé. Certains se retrouveront bientôt sur d’autres terrains, mais d’autres ne se reverront que dans plusieurs années. C’est souvent ainsi dans ces parenthèses que sont les expéditions naturalistes, qui unissent dans une même quête une collection d’individus qui ne se côtoient pas forcément dans la vie. Cette collection de personnages aux caractères et parcours différents forme un mélange hétéroclite, mais nourri de la même passion. Une bande de curieux, trop souvent confondus avec des gens bizarres.

  • "À quoi ça sert, ce genre d’opération ?
  • Votre question est incomplète, il faut demander à quoi ça sert d’apprendre. Parce c’est ce que nous faisons : nous apprenons.
  • Mais cette question ne se pose pas !
  • Alors vous avez votre réponse."

vendredi, mars 27 2015

"Il était deux fois"

Billet de Olivier Pascal

Un problème est survenu. Marie Fleury s’est perdue. Dans la longue liste des accidents possibles en forêt, loin devant la chute d’une branche et la morsure de serpent, se perdre est le plus probable. Malgré les dispositifs (noter sa destination, les chemins balisés), les injonctions (ne pas partir seul), les outils divers (GPS et autres), c’est toujours un risque majeur.

"Il était deux fois" est le titre du premier chapitre d’un livre de Philippe Forest, "Le chat de Schrödinger". Il me vient à l’esprit en débarrassant le terrain d’atterrissage de tous les objets superflus pour lui rendre son rôle premier et permettre à l’hélicoptère de se poser. C’est le deuxième vol qui vient chercher quelqu’un en dehors de la belle et rassurante rigidité du calendrier prévu.

La référence au bouquin de Forest est possible au-delà de ce titre. Une référence plus proche de son contenu que la simple répétition évoquée ci-dessus. Nous venons de vivre une sorte d’expérience de mécanique quantique ; pas tant en référence à ses lois, ni au fait que nous nous sommes sentis "infiniment petits", mais en raison des sensations que peut procurer l’inconcevable. Le matin, nous nous trouvions face à une réalité contradictoire : Marie est là et elle n’est pas là, suivant ainsi le "principe de superposition" de la physique des particules qui veut qu’un atome soit et ne soit pas désintégré au même moment. Marie a disparu mais elle est là, quelque part derrière l’écran de la végétation qui se déplace au fur et à mesure que l’on progresse, constamment là pour étouffer la vue et brouiller les sons. La forêt est la prison parfaite. Ce n’est pas un espace clos ; la technique d’enfermement est bien plus subtile. Elle consiste en une infinité d’issues toutes semblables, qui n’ouvrent que sur d’autres issues, à l’infini. Ou en tous cas sur un territoire suffisamment vaste pour constituer un espace démesuré à l’échelle humaine. S’y perdre est sans doute une des pires expériences qui soit.

Le 18 mars, à la tombée de la nuit, Marie n’est pas rentrée. Sur le carnet où chacun note sa destination du jour est marqué "Marie, layon C", sans autre mention. Tard dans la nuit, et tôt le lendemain, des groupes sont organisés, des secteurs à fouiller répartis, des signaux sont convenus. Coup de fusils, trilles des sifflets, les battues couvrent un vaste secteur. Il pleut lourdement depuis la veille. L’alerte est lancée à 8 h 30, c’est une nécessité "de procédure", même si l’effort démesuré de tous se poursuit selon le plan établit la veille. La Préfecture mobilise un groupe de recherche de la gendarmerie, la nouvelle se répand vite et percole jusque dans les hautes sphères parisiennes. "Les secours sont engagés" m’annonce une voie à 13 h. Les échanges soutenus avec les forces de l’ordre permettent de donner l’horaire exact. Un Puma de l’armée décolle de Cayenne avec à son bord un groupe de gendarmes spécialisé dans la recherche des personnes. Vers 14 h la nouvelle parvient au camp : Marie a été retrouvée. Une équipe la ramène. Les autres, exténuées, rentrent les unes après les autres. Le médecin est envoyé à sa rencontre. Impossible de joindre l’hélicoptère, encore en chemin, via la gendarmerie et il arrive peu après au camp, se pose et embarque Marie, indemne mais choquée. Marie a quitté les lieux pour de bon, hors de vue en apparence mais nous savons désormais où elle se trouve.

De cet épisode, on tentera d’oublier certaines choses, on retiendra surtout le dévouement de l’équipe qui n’a pas flanchée. On pourra en conclure - mais on le savait déjà - que dans un milieu comme celui-ci, et quelles que soient les précautions prises, la distance entre le succès et un pitoyable fiasco est infime. L’un et l’autre n’étant sans doute qu’une illusion, ou les deux faces d’une réalité unique.

Evidemment, mettre un tel titre à ce billet ouvre une brèche dans laquelle la mauvaise prophétie populaire du "jamais deux sans trois" peut s’engouffrer. Vous ne le saurez que plus tard, après le retour de l’équipe. Entre ce que l’on vit et ce que vous en lisez, il y a toujours un peu de décalage.

jeudi, mars 26 2015

Dernière ligne droite

Billet de Olivier Pascal

Changement de lune et changement de temps. Les pluies diminuent, même si personne n’ose encore parler de "beau temps". Comme lors de la première période, et à peu près au même moment (en gros après 10 jours passés à suer sur les layons) arrive la période des migrations. Des petits groupes se forment pour passer la nuit ailleurs, généralement dans des endroits à la vue panoramique, sous les prétextes les plus divers et au grand supplice de la direction qui voit désormais d’un mauvais œil la dispersion de son troupeau. Daniel et Jean-François sont partis ce matin pour 2 jours faire un relevé de la végétation dans ce qui semble être un ancien site amérindien. Une "montagne couronnée", sise à quelques encablures du Tchoukouchipan. Cette appellation désigne une butte élevée entourée d’un fossé à peu près circulaire dont la trace peu naturelle et encore visible signale le lieu d’un ancien village. Des "montagnes couronnées" ont été datées ailleurs en Guyane et certaines sont vieilles d’un millier d’années. Cette soudaine passion pour les traces des anciens amérindiens, en tous cas celles situées dans des endroits enchanteurs et le plus loin possible du camp est apparemment communicatrice. Claire, Thierry, Chantale et quelques autres, par effet d’imitation, suivent nos 2 botanistes sur les traces d’un passé aussi éloigné dans le temps que dans l’espace, en tout cas suffisamment reculé pour échapper à ma surveillance accrue ces jours derniers.

Malgré une imagination fertile (cf. billet) les ichtyologues peuvent difficilement prétendre élargir leur prospection au sommet des inselbergs. D’autant que les cours d’eau ne sont ni rares ni poissonneux. Chaque journée à patauger ne ramène que peu d’espèces (une trentaine jusqu’ici) et le congé attribué aux plus méritants, ou à ceux qui ont la bonne idée de travailler sur d’autres sujets que les poissons (ou les escargots, voir plus bas) va leur passer au raz de l’épuisette. La pêche du jour fait (encore) débat : agilae ? geayi ? Un Rivulus "absolument" différent selon Fred. En tous cas pas un gaucheri, admet Seb du bout des lèvres. Mais difficile pour lui de se prononcer trop ouvertement après la gaffe du premier jour. C’est peut-être un poisson annuel, une espèce qui passe la saison sèche sous forme d’œuf et vit sa courte vie dans des marres en saison des pluies, alimentée par les criques qui sortent de leur lit. "Il ressemble à un Diapteron, il y en a un au Surinam" jubile Fred, toujours exubérant. Ce serait une première pour la Guyane, aucun poisson annuel n’y est signalé. Régis reste muet, pas question de prendre parti et d’être moqué par l’ensemble de la communauté locale, toujours prompte à sortir le goudron et les plumes pour des erreurs grossières de détermination in situ. Le naturaliste peut aussi être vachard, même si le troc de spécimens entre spécialités est toujours aussi soutenu. C’est d’ailleurs un poisson trouvé dans une trace de botte et rapporté par Quentin qui a mis le trio sur la trace du "peut-être" (Seb) "sans doute" (Fred) nouveau Rivulus.


Rivulus sp. © Frédéric Mélki/MNHN/PNI

 

 

 

Dans ces échanges, on note quand même un tropisme en direction des éléments féminins de l’équipe. Personne ne peut croire sérieusement au double postulat d’un amour immodéré et universel pour les champignons et d’une détestation absolue et générale pour les escargots. Benoit et Gargo n’ont reçu qu’une coquille vide depuis le début du séjour, alors que les offrandes à Mélanie et Heidy s’accumulent. Tous les mâles se pressent, un champignon à la main vers la table de travail de nos deux mycologues. Ils arrivent couvert de boue, tenant leur cadeau par le pied, ayant pris tous les risques et de nombreuses gamelles, pour garder intact et à bout de bras le symbole peu équivoque de leur hommage. S’ensuit une accumulation spectaculaire sur la table de travail des courtisées, résultat de l’incessant ballet des courtisans autour de ladite table, le tout dans une totale indifférence au laborieux tamisage de la litière effectué par Benoit et Gargo à quelques mètres de là, se crevant les yeux pour sortir de la poussière d’humus un escargot millimétrique. Forcément, le score est sans appel : 200 espèces pour les champignons contre une petite dizaine pour les mollusques terrestres.

 

 

 

Gunther, après avoir récupéré de sa "virose" et finit de cracher dans tous les coins n’a eu que le temps d’attraper quelques libellules avant d’être mobilisé (comme tout le monde) dans la recherche de MF, et pour se faire piquer, 2 jours plus tard par un scorpion. Avec un pareil poissard, les odonates peuvent être tranquilles. Les petits maux, quasiment absents en première période, semblent s’acharner sur ce groupe. Manu s’est cassé un orteil, quelques intestins souffrent, les mycoses handicapent les tenants de la botte en caoutchouc (versus ceux des chaussures qui ne sèchent jamais), témoignage supplémentaire du culte voué au mycélium et à la moisissure chez les pro-fongiques du camp de Mitaraka. Allez, courage, plus que 5 jours et vous pourrez faire sécher tout ça sur le tarmac de Maripasoula.

mercredi, mars 25 2015

Fausse alerte

Billet de Olivier Pascal

Allongé sur la roche du sommet en cloche, le regard fixé sur le grain arrivant de l’Ouest des Mitaraka, j’entends un bruit de moteur perçant la couche nuageuse et le silence. Un hélicoptère, brièvement aperçu au milieu de la crasse, cherche à se poser au camp de base. Aucun vol prévu avant 10 jours. Un bref regard à Xavier qui m’accompagne et on dévale la pente. Aucune autre explication possible qu’un problème. Lequel ? Une évacuation sanitaire sans aucun doute ; mais de qui et pourquoi ?

Arrivé sur la DZ, nous y trouvons Jean-Félix, un des pilotes de la compagnie d’hélicoptères, souriant. Il vient de Taluen, l’un des derniers villages amérindiens sur le haut Maroni et s’est fendu d’un détour de 80 km pour amener le sac de Dalens oublié sur le tarmac à Maripasoula. Un sacré veinard celui-là. Il est ravi, mais c’est un des rares ce jour-là. Il pleut à seaux et ça traine des pieds dans le camp. Olivier et Benoît n’arrivent pas à faire sécher la litière pour la tamiser et récupérer les escargots millimétriques qui s’y trouvent. L’équipe des botanistes peine à finir ses relevés sous les trombes d’eau. Les ichtyologues pestent contre les criques qui débordent, envahissent les bas-fonds et diluent leurs espoirs de bonnes pêches. Les poissons, déjà rares dans ces têtes de bassins, sont introuvables dans toute cette flotte. L’Alama étant pour l’heure trop large pour les filets, nos spécialistes remontent les petits affluents qui la gonflent, loin en amont vers leurs sources. Les filets tendus en travers d’un torrent cascadant dans les éboulis à la base de la "cloche" n’arrêtent dans leurs mailles qu’une douzaine de petits poissons, tous de la même espèce : Ituglanis nebulosus. Ce poisson chat de quelques centimètres est un parasite d’autres poissons dont il racle le mucus pour se nourrir. Il peut aussi, avec les crochets qui hérissent ses opercules, creuser des galeries dans la chair des branchies de sa proie et s’abreuver de son sang. C’est l’occasion pour Fred de conter l’anecdote de son cousin amazonien, le "Candiru". Il confirme que sa mauvaise réputation n’est pas un mythe, même si les accidents recensés se comptent sur les doigts d’une main. Ce poisson, qui rentre aussi dans les ouïes d’autres espèces plus imposantes, peut s’insérer dans tous les orifices humains à portée. Seul le bistouri peut le déloger d’un urètre ainsi obstrué. Qu’il suive les jets d’urine subaquatiques des baigneurs pour remonter le courant chaud vers la source n’est cependant pas confirmé. Le récit des mœurs étranges du "poisson-zizi" n’arrive pas à dérider la tablée ; la pluie assombri le ciel et les humeurs. Les conversations sont moroses, les sujets fangeux. Eddy finit de noyer ses voisins sous le déluge des maladies qu’il a contractée en forêt tropicale, une liste longue comme ce jour qui n’en finit pas. Même nos deux mycologues, Heidy et Mélanie, sont moins euphoriques qu’à leur habitude. Il y a pourtant des champignons partout : une centaine d’espèces garnissent déjà le séchoir du camp et elles sont bien les seules à s’extasier devant la moisissure qui recouvre le village des Mitaraka. Mais elles aussi veulent du soleil, au moins de temps en temps, pour les bolets et les chanterelles.


Ituglanis nebulosus, poisson parasite © Frédéric Mélki/MNHN/PNI



Seule lumière au tableau d’aujourd’hui, une nouvelle Gentiane du genre Chelonantus (qui deviendra bientôt Helia) trouvée par Guillaume. Lors d’une mission précédente, il croyait en avoir trouvé une mais pour découvrir sitôt rentré qu’elle avait déjà été récoltée par d’autres et sur le point d’être décrite. Il connaît donc bien les espèces de ce genre pour les avoir toutes fébrilement passées au crible. Cette fois, il en est sûr, personne n’ira lui couper l’herbe sous le pied lorsqu’il écrira son acte de naissance pour la Science.

Dalens vient de récupérer, en plus de son sac, un longicorne qu’il n’avait jamais capturé. Pas trace de Glypthaga lignosadans la base de données de la SEAG qui liste les 60 000 spécimens de longicornes capturés en Guyane depuis 7 ans. Une bête rarissime qui existe en 3 ou 4 exemplaires dans les collections. Ce n’est même pas lui qui a mis la main dessus : la bestiole trottinait sur la table à manger et fut aussitôt mise en tube par un quidam ; un geste automatique, dicté par l’altruisme qui règne au village. Un sacré veinard, je vous dis.

mercredi, mars 18 2015

Deux espèces nouvelles (une vraie et une fausse), deux poids et deux mesures

Billet de Olivier Pascal

Emmanuel et Thibaud arrivent au camp le visage rouge de plaisir et de soleil. Leur première journée a été fructueuse : ils ont mis la main sur un vers humivore saproxylique (en français courant : qui mange de l’humus et vit dans du bois mort) de 70 cm et jaune pâle. Quatre adultes, une douzaine de "cocons" (appellation contrôlée et en usage chez les versdeterrologues 1 ) abritant chacun 3 embryons. "Une famille entière décimée" dit Thibaud presque à regret, mais pour le bien de la Science. Ce ver appartient peut être à un nouveau genre, "c’est l’hallu totale" selon l’expression d’Emmanuel. Vous trouvez risible de s’extasier devant un lombric ? Moi aussi, au début. Mais venez ici, vos ricanements sous le bras, discuter avec nos deux compères. Alors vous entendrez des histoires fabuleuses, comme celle de ces vers de terre qui vivent dans les sols suspendus à l’intérieur de plantes épiphytes perchées sur des branches à 40 mètres du sol. Comment sont-ils arrivés là ? Ils grimpent aux arbres apparemment. Ou celle de ces vers géants, qui sortent après les grosses pluies et que l’on peut confondre le soir avec des serpents : ils sont gros comme le pouce et long de 2 mètres. En Guyane ils appartiennent au genre Andiorrhinus. C’est en Australie que l’on trouve le plus grand, le Jippsland earthworm, Megascolides giganteus, qui peut mesurer jusqu’à 4 mètres. Vivre avec ces gaillards là et tous les autres vous plonge dans des univers insoupçonnés.


Thibaud Decaens et Emmamuel Lapied, spécialistes des vers de terre © Thierry Magniez/MNHN/PNI





Cocon (1,5 cm de large sur 1 cm de haut) abritant trois embryons de vers de terre © Thierry Magniez/MNHN/PNI




"Il est nouveau, j’en suis sur" nous sert Sébastien à l’apéritif du soir. Nos 3 ichtyologues reviennent de leur prospection sur un petit affluent de l’Alama qui serpente au pied du Tchoukouchipan. Un nouveau Rivulus le premier jour ? Une pêche liminaire miraculeuse ? Régis, Sébastien et Fred sont formels. La nageoire anale sans liseré, pas de ponctuations noires et une couleur rosée le différencient à coup sur du Rivulus gaucheri. La différence s’est estompée le temps d’entrechoquer quelques cannettes de bière. Le Rivulus, mis dans un petit aquarium et remis de ses émotions, a vite retrouvé ses points noirs et son liseré. Les 3 spécialistes des poissons d’eau douce se rendent vite à l’évidence : la frousse du poisson l’a momentanément décoloré et a trompé le trio dépité. Nous mettrons cette bourde sur le compte de l’excitation de l’arrivée. Mais la direction s’est fendue d’un communiqué : plus d’annonces précipitées lors de l’apéritif. Les bières sont rares ici, et toujours mises sur le compte du patron.


Frédéric Mélki tire le portrait de ses poissons dans un aquarium improvisés © Olivier Pascal/MNHN/PNI





la photo du Rivulus Gaucheri, dédié à Philippe Gaucher du CNRS, photographié dans son aquarium par Frédéric © Frédéric Mélki/MNHN/PNI




Parmi les nouveaux arrivants, il y a Pierre-Henri Dalens. J’avais évoqué dans un précédent billet les désagréments possibles consécutifs aux transports aériens. C’est tombé sur lui : il arrive sans ses bagages pour un séjour en forêt tropicale que j’avais prédis inconfortable. Vous me direz qu’il ne faut pas être un grand devin pour prévoir ça. Je dois dire que son stoïcisme m’a surpris. Mais dès le lendemain, j’ai vite compris la raison de sa belle assurance et pourquoi "on" le laisse se pavaner en slip au milieu du carbet réfectoire. Pierre-Henri est président de la SEAG, laquelle association compte parmi ses membres Serge Fernandez. Hélas oui, les petits arrangements entre amis ont cours ici aussi et je suis consterné des courbettes - dont j’ai été le témoin oculaire - et des largesses dispensées par le patron du camp envers son supérieur en entomologie. Accès à la cuisine et à la réserve facilité, alors que nul autre n’y est autorisé ; distribution d’objets divers soudainement apparus alors que l’on manquait soi-disant de tout, et j’en passe. Répugnant. D’autant que je n’ai pas droit à ce genre d’égards, moi, le chef d’expédition. Je reconnais un léger déficit d’autorité naturelle, mais ne vous méprenez pas, celui qui possède la clé du garde manger et le contrôle des estomacs détient le vrai pouvoir lorsque l’épicerie la plus proche se trouve à 150 kilomètres. Je vais me rapprocher des ichtyologues pour les convaincre de rapporter plus de "nouvelles" espèces et profiter enfin de la fameuse dérogation pêche, dont personne n’a tiré bénéfice jusqu’à présent. Ouvrir un stand de friture dans le village des Mitaraka devrait rallier sous ma bannière flétrie bon nombre de nos naturalistes.
 

1 Il n’existe pas de nom officiel en français pour désigner un spécialiste des vers de terre. Marcel Bouché, un français, avait inventé le nom de "géodrilologue" mais qui ne fait pas l’unanimité dans cette petite communauté. "Versdeterrologue" convient très bien à Emmanuel et Thibaud. Et il n’y aura pas grand monde pour me contredire : pour Emmanuel, il n’y a que deux autorités mondiales en activité capables d’identifier des vers de terre venant des quatre coins du monde, un américain, Samuel James, et un hongrois, Csaba Csuzdi. En Guyane, 24 espèces de vers de terre sont connues, pour un nombre total estimé entre 1000 et 2000 selon Emmanuel.

Echange de bons procédés

Billet de Olivier Pascal

Nouvelle équipe, nouvelles spécialités. Les champignons, mollusques, poissons et vers de terre, laissés tranquilles dans la première quinzaine, ont du souci à se faire. Des entomologistes neufs pour poursuivre le travail des précédents, épuisés, et une équipe de botanistes complètent le nouveau groupe. La méfiance des anciens du village de Mitaraka était palpable. Après l’énoncé des us et coutumes locales aux novices, les vieux sages du bled se sont un peu détendus. Une assistance silencieuse, attentive aux commandements lors du dîner inaugural, est considérée comme un bon signe. "Ils ont l’air calme" dit Serge au petit déjeuner le lendemain de l’arrivée.

Nouvelles spécialités, nouveaux réglages. Chacun cherche ses marques. Les uns sont déjà éparpillés sur les layons alors que d’autres s’informent prudemment, consultent les cartes, interrogent et vérifient leur GPS. Greg et Sylvain doivent retrouver les 9 parcelles du projet Diadema et malgré les échanges sur le tarmac de l’aéroport à Maripasoula avec Jérôme et le dessin qu’il leur a griffonné, il est toujours utile de multiplier les sources d’informations sur les temps de parcours. Chaque layon de travail est commenté à la bleusaille par les quelque habitués, avec la crânerie d’anciens combattants : "le Layon D, c’est l’enfer".

Fred ne semble pas d’accord pour démarrer son séjour par le plus long trajet, celui qui mène au pied du Tchoukouchipan. Il suit quand même ses 2 comparses, Sébastien et Régis, pour un périple de plusieurs heures, avec l’inévitable rallonge du débutant au retour. Tout le monde se trompe au moins une fois à l’embranchement dit "de la cascade". Un de ces nombreux chemins "sauvages" ouverts par les amateurs de destinations bucoliques. Fourbu, il apprendra le soir par d’autres la réputation de Sébastien, le genre garçon de course qui part au trot et revient en galopant à l’écurie. L’assemblage par spécialité ignore les capacités physiques des membres des groupes constitués. Mais Fred s’en sortira, sa motivation le mènera aussi loin que les autres sur les chemins des Mitaraka. C’est un acharné et la passion est le meilleur produit dopant.

Jérôme et Quentin sont déjà sur la première épaule du sommet en cloche, pour y passer une partie de la nuit. La veille, ils étaient à Paris. Le piège lumineux installé par Eddy les y attend, ainsi que les noctuelles déjà agrippées au drap. Dans ce cas précis "elles n’ont qu’à bien se tenir" n’est pas la bonne formule. Il vaudrait mieux qu’elles aillent voir ailleurs, même aveuglées par la lumière de la lampe. Rester accrocher, c’est finir inévitablement dans le bocal à cyanure de Jérôme, le grand spécialiste de ces papillons nocturnes.

Nous retrouvons d’anciens complices, des valeurs sûres, certifiés conforme à la vie en petite communauté et broussards expérimentés. D’autres sont des inconnus, mais leur présence ne doit rien au hasard. Les longs conciliabules entre les membres du comité scientifique du projet finirent par accoucher d’une liste "définitive" de participants en juin dernier. Évidemment, les qualités techniques et les disciplines visées furent les premiers critères de sélection, mais les qualités humaines sont aussi prises en compte pour que la vie en milieu confiné soit supportable. Avoir des bons compagnons sur le terrain est primordial. Ca semble le cas encore cette fois-ci, mais nous les tenons en observation pendant 2 ou 3 jours, on ne sait jamais. Comptez sur moi pour signaler la moindre incartade dans les billets à venir.

Pour les autres, qui sont déjà rentrés chez eux ou sur le chemin du retour, un grand merci. Surtout à ceux que j’ai égratigné dans les billets précédents. Je répéterai ad nauseam et à qui veut l’entendre combien ces passionnés de Nature sont précieux, qu’ils forment une collection d’individus rares à préserver absolument.


Le groupe de la première quinzaine, au grand complet, avec en supplément Thomas Grenon, Directeur Général du Muséum et les deux journalistes de France 2 © Xavier Desmier/MNHN/PNI




Un vol de trop

Billet de Olivier Pascal

Le 12 mars, la Ministre de l’Écologie a téléphoné. En conférence de presse à Paris, à l’occasion des futurs débats à l’Assemblée autour de la loi sur la Biodiversité, le rendez-vous avait été pris avec elle 2 jours plus tôt pour un échange en direct via notre téléphone satellite. Je raccroche le combiné et je ne sais même plus ce que je lui ai raconté. Je suis bouleversé par ce qui est arrivé hier à Cyril.

La journée du 11 fut agitée. Bien commencée, avec un temps clément, elle finit par un coup du sort, cinglant comme un coup de chien alors que la mer est plate et belle. Dix minutes après avoir débarqué de l’hélicoptère, Cyril s’est écroulé, comme un grand tronc qui s’affale. Crise d’épilepsie. Rémy et moi étions à ses côtés. Cyril, médecin, était là pour remplacer Rémy et assurer à sa suite l’encadrement médical au camp de base.

Alors que les rotations s’enchaînent, au milieu des arrivants et de tous ceux devant partir, Rémy décide son évacuation. Une première crise est toujours suspecte. Un changement de programme doit être décidé très vite. Avec un seul médecin, plus question d’un deuxième camp au pied du Mitaraka Sud. À la deuxième rotation, Serge décolle pour prévenir les 3 qui patientent sur la roche où ils sont arrivés la veille, lieu prévu pour déposer les 4 personnes qui sont censées les y rejoindre dans l’après-midi et qui attendent à Maripasoula. Serge est de retour 30 minutes plus tard avec Mohamed, Jean-François et Daniel qui ont rapidement compris la situation et remballés leurs affaires. "Huit heures de marche pour s’y rendre hier et cinq minutes pour revenir" constate simplement Jean-François, flegmatique. Entre 2 rotations, un autre Dauphin arrive, une équipe du SAMU de Cayenne à son bord. Cyril allonge sa grande carcasse dans l’appareil et quitte l’opération le jour de son arrivée. Tout le monde se retrouvera au camp de base en fin d’après-midi, une réorganisation indolore pour l’expédition. Mais il en manque un, et pas des moindres en ce qui me concerne. Le pépin, toujours redouté, s’est produit. On a souvent rit avec Cyril lorsque je prétendais que les seuls participants qui posaient problème dans une expédition étaient les médecins. Ca s’est vérifié dans le passé, mais j’aurais donné beaucoup pour que ça n’arrive pas à lui, qu’il ne prenne pas ce vol retour, le vol de trop. Cyril m’a accompagné en 2006 au Vanuatu et en 2012 en Nouvelle-Guinée. Cent kilos de gentillesse ; le genre d’ami que l’on ne voit pas souvent mais sur lequel on sait pouvoir compter, n’importe quand et n’importe où. Une belle âme.

À la prochaine, Cyril. J’en remonterai une autre rien que pour toi.


Des arrivées et des départs, jamais trop tard, une fois trop tôt © Olivier Pascal/MNHN/PNI



Premier bilan et grand coup de balai

Billet de Olivier Pascal

Des scientifiques frais arrivent. Ceux qui partent font moins les coqs qu’au début et pour certains, il était temps de rentrer. Juilletistes contre aoûtistes, le grand changement d’équipes a lieu demain, 11 mars. Daniel, Mohamed et Jean-François sont déjà partis sur le long chemin qui mène au pied du Mitaraka Sud. Ils dormiront en route, pour accueillir à la fraiche les 4 botanistes qui les rejoindront par la voie des airs. L’équipe de camp et les rares autres qui ont signés pour les deux saisons (7 personnes en tout, sans compter les trois exilés volontaires) appréhendent un peu le débarquement en masse qui s’annonce et regrettent (pour l’essentiel) le départ des camarades de la quinzaine écoulée. Ce n’est pas une nouvelle mission qui commence, mais ce renouvellement quasi de fond en comble de la communauté de Mitaraka crée néanmoins une rupture nette dans les petites habitudes installées.

Avant le grand ballet de l’hélicoptère, chacun fait ses comptes, à l’exception de l’aubergiste qui rase gratis. La Direction presse les partants de faire des estimations "à chaud" sur leurs collectes. C’est évidemment impossible pour de nombreux groupes d’insectes, gigantesques réservoirs d’espèces, pour lesquels toute hypothèse à ce stade serait farfelue. Les riches sont toujours les mieux lotis.

Les ordres d’insectes, dont la taille est "restreinte" à quelques centaines voire quelques milliers, sont ceux qui parlent les premiers. À la criée, Sylvain annonce 960 spécimens capturés et un bon poids de 257 espèces de sauterelles, grillons et criquets (sur un total d’environ un millier d’espèces décrites en Guyane), sa moisson devraient contenir 20 % d’espèces nouvelles. Fred a dans ses boites 510 spécimens et 75 espèces pour les seules blattes.

26 espèces de serpents, 31 espèces de lézards pour Nicolas. 59 espèces de batraciens pour Antoine et Maël. C’est déjà un record, mais l’attraction du chiffre rond pousse Maël à patauger dans les bas fonds pour son dernier soir dans les Mitaraka.

Vincent annonce 1nbsp;500 spécimens d’araignées, pour 300 à 400 espèces. Selon lui, et pour ce groupe, le coin est riche, mais dans la norme. Ce qui le surprend, c’est le nombre d’espèces qu’il n’a jamais vues, près d’un tiers. Ajoutons à cela un pourcentage d’adultes très au-dessus de la moyenne dans les captures (on ne décrit des espèces que sur des individus adultes), et l’espoir d’espèces nouvelles est, pour lui, plus élevé que pour ses précédentes opérations en Guyane.

Julien émet l’hypothèse d’une première liste de 500 espèces animales disponible à mi-avril sur le site de l’INPN (Inventaire National du Patrimoine Naturel). Cette liste dévoilera certains des habitants de la régionnbsp;; non pas les espèces nouvelles, mais celles déjà connues ailleurs en Guyane ou dans les pays limitrophes. Elle aura une valeur "patrimoniale", apportant une pierre à l’édifice de la connaissance de ce qui vit dans les territoires d’Outre-mer. Les lézards, serpents et batraciens y figureront. Mais aussi quelques groupes d’insectes les mieux étudiésnbsp;: les orthoptères, les saturnides, sphyngides et noctuelles pour les papillons de nuit, les érotylides, scarabéides et longicornes pour les coléoptères. Livrer cette liste dans un temps aussi bref serait une première victoire sur les impatients de tout poil. Julien pourrait bien gagner son pari, avec son armée de "profilers" de la SEAG (Société d’Entomologie Antilles - Guyane) rôdés à la faune guyanaise et bouillant de recevoir les spécimens de la mission.


Julien Touroult, directeur adjoint du Service du Patrioine Naturel au Muséum, coordinateur scientifique de l’opération pour l’entomologie © Olivier Pascal/MNHN/PNI






Marc Pollet, spécialiste des diptères © Olivier Pascal/MNHN/PNI



La liste sera cependant amputée de nombreux noms, ceux des bêtes anonymes appartenant aux groupes "difficiles", un adjectif qui tire un voile pudique sur le chaos taxonomique existant dans certains taxons autant que sur l’absence de spécialistes pour certaines familles, d’insectes notamment. Difficile de dire quand ces bêtes piégées dans le redoutable dispositif mis en place par les entomologistes sortiront de leur fiole en plastique pour être examinée sous toutes les coutures par un expert disponible. Marc Pollet, sympathique et excentrique belge, connait tous les grands spécialistes des diptères. Il estime que seule une quinzaine de personnes dans le monde sont capables de distinguer qui est qui dans cet ordre d’insectes pour lequel 7nbsp;500 espèces sont déjà décrites et qui compterait 10 fois ce nombre pour ce qui en reste à décrire et nommer. Pour mémoire, il existe des centaines de spécialistes pour les 5nbsp;000 et quelques mammifères vivants sur Terre ; un groupe qui croît à la vitesse d’une ou deux espèces nouvelles par an.

lundi, mars 16 2015

Séchoir

Billet de Olivier Pascal

La deuxième percée vers la surface à travers le rideau vert est désormais creusée. Un chemin vers un inselberg est ouvert depuis deux jours et déjà plus de la moitié de nos naturalistes s’y sont rendus pour prendre un bol d’air sec, loin du jus vert des bas-fonds, de la grande éponge tropicale. Ce piton granitique, affublé du nom exotique de T-1 par on ne sait quel géographe-poète, a été rebaptisé "sommet en cloche" par Jean-Jacques de Granville en 1976, le premier botaniste à avoir herborisé cette tête rocheuse partiellement chauve. Au village des Mitaraka, ce caillou de 555 m est plus simplement désigné par le nom de "La cloche".


Le "sommet en cloche" un des inselbergs du massif des Mitaraka © Sylvain Hugel/MNHN/PNI




L’hydrophobie croissante a poussé Mathias et Laetitia à tracer cette échappatoire vers l’île que nous avons en vue depuis l’aire d’atterrissage-lavage-bavardage du camp. Depuis, c’est l’endroit à la mode ; et on en croise du monde sur cette sente. Une affluence qui, plus qu’ailleurs sur nos autres layons (cf. billet 4), énerve les atèles du coins, singes déjà facilement irritables à la seule vue d’un naturaliste isolé et à la face éternellement rouge de colère. Les branches pleuvent et les échanges d’insultes fusent dans les deux sens (ça soulage les deux partis en présence, même si l’on ne se comprend pas). "Descends de ton arbre si tu veux devenir un homme !" et paf, une branche sur la caboche.


Singe araignée ou Atèle ou Kwata © Rémy Pignoux/MNHN/PNI



Entre orchidées en fleurs et champs de broméliacées, vasques aux eaux claires creusant la dalle rocheuse, nos naturalistes s’ébrouent et contemplent enfin, ébahis, les différents pitons granitiques qui ponctuent le paysage alentours. Maurice a retrouvé le sourire et Fred quantité de grillons connus dans les savanes de la côte ; les autres "font" des bêtes nouvelles, celles qui vivent uniquement dans ces jardins perchés et qui ne supportent pas l’humidité du sous-bois. Des bestioles aux mœurs humaines en quelque sorte. Une tortue (Chelonoidis carbonaria) d’une dizaine de kilos vient allonger la liste des herpétologues. Julien y a enfin trouvé une "bonne" bête, un longicorne que ce spécialiste ne connaît pas (et il en connaît un rayon). Mohamed, spécialiste de lépidoptères en plus de sa qualité de médecin, est ravi et y passera le reste des journées où il n’est pas de garde (nos deux médecins pratiquant une veille au camp chacun leur tour).


Maurice Leponce, spécialiste des fourmis et Xavier Desmier, le photographe de l’expédition sur le "sommet en cloche" © Olivier Pascal/MNHN/PNI





Vue du Tchoukouchipan depuis le sommet en cloche © Olivier Pascal/MNHN/PNI




Yann Chavance, notre reporter embarqué, sur le sommet en cloche © Olivier Pascal/MNHN/PNI




Ceux qui n’ont rien à y faire, à part admirer le paysage, mettent les bouchées doubles pour terminer leur programme d’écologie, synonyme de relevés harassants et d’objectifs chiffrés à tenir, et prendre une journée de congé pour s’y rendre. La "cloche" sonnera bientôt la fin du cours de gym pour Boucles d’or et ses oursons.
Une forêt de transition, plus basse et au cortège d’arbres différent, s’interpose à mi-pente entre la forêt où nous nageons et la végétation basse et rase du sommet. Dans cette portion buissonnante, les captures de Sylvain repartent à la hausse, alors que le nombre d’espèces de sauterelles commençait à plafonner lors de ses chasses nocturnes.
Nicolas y cherche (toujours) son Bothrops teniatus (cf. billet "ON Y EST"). Il a fait quatre aller-retour de nuit pour le dénicher, et cassé ses lunettes au dernier. Myope et démunit de l’appareil de détection sophistiqué de ses animaux préférés, il ne "voit" pas dans l’infrarouge et a eu du mal à rejoindre le camp et sa chaleur humaine. Là, il explique à qui veut l’entendre que le Bothrops lachesis est le seul serpent au monde qui ne chasse qu’à l’aide de ses fossettes thermosensibles. Deux trous entre les yeux capables de détecter la chaleur et mesurer la température au millième de degré près à quelques centimètres. Ces deux orifices, lorsqu’ils sont alignés en stéréo sur une cible à la bonne température (celle d’un rongeur) provoquent automatiquement une attaque foudroyante et permettent même de viser les organes les plus chauds (les mieux irrigués) : le cerveau et le cœur. Radical. Ce serpent, à la différence de ses congénères, n’utilise apparemment pas ou peu les autres dispositifs à sa disposition pour "accrocher" sa cible ; la vue, bien sûr, mais surtout l’odorat qui permet à d’autres serpents de confirmer que la proie convoitée est bien un mulot et pas un bipède d’1m 90 comme Nicolas (ces deux mammifères ayant peu ou prou la même température corporelle). Cela dit, ce n’est pas l’odeur qui nous sauvera des autres Bothrops qui se servent correctement de tout l’arsenal à leur disposition : la plupart d’entre nous sent franchement le rat mouillé. La direction recommande à ceux-là d’utiliser plus fréquemment les brosses et bassines mises à disposition ou d’aller plus souvent faire sécher leurs frusques sur le sommet en cloche.

Petit précis d’organisation – partie 2, les transports

Billet de Olivier Pascal

DZ ou ZPH. Deux acronymes (deux ou trois lettres selon le langage utilisé) qui veulent dire beaucoup pour nous et qui signifient in extenso la même chose : Drop Zone ou Zone de Poser Hélicoptère. Ce dernier terme, utilisé par les Forces Armées de Guyane (et ailleurs en France, j’imagine) est ici adopté, sans enthousiasme excessif. Après tout, c’est grâce à eux si la trouée qui nous relie au monde extérieur existe.
Petit retour en arrière. Le 14 janvier, sept militaires du 9e Régiment d’Infanterie de Marine, accompagnés par Serge (futur patron de l’auberge encore à construire à cette date) et Olivier Morillas, un agent de la Délégation de Maripasoula du Parc Amazonien de Guyane, sont déposés par hélicoptère sur une savane-roche (futur lieu de villégiature, cf. billet "Volet terrestre ou volet marin?"), seul endroit libre de végétation à quelques heures de coups de machette du lieu choisi (sur carte) pour l’implantation du camp.


Premières arrivées sur la ZPH du camp le 23 février 2015 © Xavier Desmier/MNHN/PNI




Quelques jours de fouilles dans le secteur (trouver la combinaison : endroit plat + eau accessible + zone d’approche pour l’hélicoptère n’a pas été simple) et quelques moments d’angoisse plus tard (les tronçonneuses sont toutes tombées en panne les unes après les autres), une trouée d’un millier de mètres carrés permet au jour dit (et prévu de longue date) la première rotation d’hélicoptère. Récupération de nos hardis soldats et dépose de l’équipe chargée d’ouvrir et de baliser 25 kilomètres de chemins (layons) pour faciliter le travail des naturalistes et accessoirement, éviter qu’ils se perdent.


Carte : En bleu, partant en étoile autour du camp de base, les layons de travail – A,B,C,D - sur lesquelles les parcelles d’études sont disposées. En rouge, le chemin tracé vers le Mitaraka Sud, où une équipe de botanistes se rendra au cours de la deuxième partie de l’opération, du 11 au 27 mars. Ronds verts : zones de poser hélicoptère. Croix vertes : campements.







Ce vol inaugural de la liaison "Maripasoula – camp de base" sera suivi de nombreux autres. Vingt-six au total, si tout va bien, et si les longues heures passées à discuter et calculer les "charges offertes" nécessaires à mettre en regard du poids estimé à trimballer n’ont pas été vaines. Ces palabres tenaient compte d’une longue série de paramètres. Il fallait tenir compte du type d’appareil utilisé, des transports en cabine ou en filet, de la législation en vigueur (transport passager versus travail aérien), des combinaisons possibles ou impossibles entre matières "dangereuses", de la météo, de l’humeur du pilote et du niveau estimé de "triche" pratiqué par les uns et les autres (cf. billet "Petit précis d’organisation – partie 1, les bagages"). Si quelqu’un souhaite ouvrir une ligne régulière sur ce tronçon, nous avons les données, l’étude est faite, reste à trouver le marché. Si l’on compte les "mises en place", l’acheminement des hélicoptères depuis Cayenne vers Maripasoula dans le jargon des pilotes, c’est soixante-dix heures cumulées d’hélicoptère que nous aurons consommées.
C’est la première fois que nous n’utilisons que la voie des airs pour atteindre un lieu d’expédition dans le programme "Planète Revisitée". Les opérations précédentes mêlaient la voie terrestre (longs trajets en voitures aux Mozambique, longs parcours à pied en Papouasie) ou le bateau (longs moments penchés par dessus le bastingage au Vanuatu). Nous nous sommes évidemment creusés la tête pour trouver des alternatives. La pirogue permet de remonter le Maroni loin dans le Sud. Deux petits affluents pouvant mener aux Tumuc-Humac existent. Leurs embouchures sur le haut Maroni, juste à l’endroit où le fleuve bifurque vers l’Ouest en territoire surinamais, sont des voies possibles, au moins sur carte, en suivant du doigt les traits bleus qui irriguent l’intérieur du massif des Mitaraka. Ces rivières (ou criques), la Koulé Koulé et l’Alama, au bord desquelles nous nous trouvons, sont difficilement navigables pour des pirogues de fort tonnage, voire infranchissables sur de grandes portions de leurs cours. Elles sont "bouchées", encombrées de troncs couchés. Il aurait fallu les ouvrir à la tronçonneuse, et sans une mission de reconnaissance aussi longue que hasardeuse dans ses résultats, il n’était pas question de parier un kopek sur la faisabilité d’une opération fluviale, même d’appoint, pour transporter ne serait-ce qu’une partie des équipements. En discutant avec Denis Langaney de la Délégation du PAG à Maripasoula, penchés sur les cartes et dotés des maigres informations rassemblées par Olivier Morillas auprès des vieux amérindiens de Taluen sur la navigabilité de ces criques, il a bien fallu se rendre à l’évidence. Seul "l’aérien" pouvait offrir quelques garanties de succès à une opération aussi lourde.
C’est aussi la première fois que l’on fait une mission "sur catalogue", sans un repérage préalable (hormis un survol en juin 2014), avec l’impression d’acheter un "tour" dans une agence de voyage rue Sainte-Anne (Paris 6e). C’est le terrain qui veut ça, et une répétition ante, soit par les airs soit en marchant pendant des semaines, n’était simplement pas possible ou aurait absorbé une grande partie du budget disponible.
Les moyens aériens mobilisés pourraient remplir les hangars d’un petit salon aéronautique (Ecureuil AS350 et Dauphin SA365, un transporteur CASA 235 de l’armée et le BN2 B-20 De la TAG pour le fret, les bimoteurs tchèques LET d’Air Guyane, sans parler des Airbus d’Air France qui permettent, en plus de transporter nos participants, de voir les films que l’on n’a pas vus – ou pas voulu voir - au cinéma). Évidemment, à chaque grande catégorie de moyen de transport ses avantages et ses défauts. Ici, la vitesse est une alliée mais la cadence imposée est l’ennemie. La rigueur des dates et des horaires à respecter imprime une rigidité préjudiciable à une logistique qui a toujours besoin de "mou", le manque de souplesse ayant comme potentielle conséquence une cascade d’ennuis. Lorsqu’il faut sauter d’un avion à l’autre et prendre un hélicoptère dans la foulée, un sac perdu entre Paris et Cayenne provoquera irrémédiablement le dénuement du propriétaire et un séjour peu confortable avec une chemise, un pantalon et une paire de baskets au pied pour passer quinze jours en forêt. Bien sûr, le liquide anti-moustique est resté dans la trousse de toilette, laquelle est dans le sac. La lampe frontale et le hamac aussi. Il faudra que le dénué soit terriblement sympathique et charmeur pour ne pas passer le pire séjour de sa vie. Une rotation d’hélicoptère à décaler pour cause de mauvais temps, sachant que ces coûteux engins ne font guère de la figuration sur le tarmac, et c’est tout le programme qui se trouve cul par dessus tête, des surcoûts auxquels il est impossible de faire face, une éventuelle annulation de l’opération, un responsable de mission submergé par la honte de l’échec, et hara-kiri comme seule sortie honorable.
Ces magnifiques appareils à la technologie sophistiquée portent donc en eux la raison du succès (encore à venir) et le germe de possibles soucis, petits ou grands. Néanmoins, tous ces engins volants – certains utilisés successivement pour des bonds de géants suivis de sauts de puce, ou associés en parallèle pour la logistique – n’auraient in fine aucune utilité si il n’y avait pas cette minuscule ouverture, cette boutonnière dans le grand tissu vert de la forêt tropicale qui permet en bout de chaîne, de concentrer en un lieu précis et pour quelques semaines 5,5 tonnes de matériel et 7 tonnes de chair humaine. Ultime point de chute qu’il a bien fallu aller ouvrir à pied et à la main.


La petite tâche piquetée de trois points blanc au centre de l’image, à l’aplomb de la montre de Mathias Fernandez, est la DZ du camp des Mitaraka, perdue au milieu de la grande forêt © Olivier Pascal/MNHN/PNI




Moisson

Billet de Olivier Pascal

Pendant que les herpétologues courent dans tous les sens après les Mabuyas (bestioles agiles s’il en est), les entomologistes minent patiemment la forêt de pièges aussi divers que les habitudes des proies convoitées. "J’investis" dit Julien, les yeux mi-clos, insensible à l’agitation de Maël et à la (petite) longueur d’avance affichée au compteur "batraciens" malgré les efforts déployés.
Ces pièges à insectes, de 12 types différents, vont du plus sournois - la "vitre" suspendue, invisible, que tout bon coléoptère vrombissant se paiera au passage, terminant sa courte vie assommé dans une gouttière en plastique remplie de détergent (qui tue) et de sel (qui conserve) – en passant par le plus chirurgical - le piège lumineux sur batterie, calé sur une longueur d’onde particulière (rose, bleu et ultraviolet) pour n’attirer que certains insectes - jusqu’au plus dévastateur : la toile Cryldé™, une matière synthétique imitant une toile d’araignée pour capturer les "volants". "C’est une chierie pour récupérer les bêtes emmêlées", mais l’avantage est la surface couverte, ces toiles pouvant être tendues sur des dizaines de mètres carrés.

400 pièges au total, pour une production in fine de 5 200 lots d’échantillons d’insectes. Chaque lot pouvant contenir des dizaines, voire des centaines de bêtes.


Le contenu d’un seul piège (Piège lumineux automatique) collecté après cinq jours. Mis en sachet avec de l’alcool, les insectes seront triés à Cayenne après l’opération © Olivier Pascal/MNHN/PNI





Au 2 mars, Nicolas a capturé quatorze espèces de lézards et en a vues – et identifiées - cinq autres. Des spécimens de treize espèces de serpents ont été dûment prélevés et trois autres espèces ont été vues. Trente-cinq espèces de reptiles recensées en une semaine. Nos spécialistes des amphibiens, Antoine et Maël annoncent une cinquantaine d’espèces de grenouilles sur la même période. Ils n’iront sans doute pas beaucoup plus loin, les nouveautés étant chaque jour moins nombreuses. Ajoutons à la liste un caïman et deux espèces de tortues. C’est à la fois beaucoup – selon les critères herpétologiques - et infiniment peu, comparé aux milliers d’espèces d’insectes connues et inconnues qui seront "produites" par cette expédition.


Dans la partie réservée aux herpétologues et aux arachnologues, les spécimens sont préparés (prélèvements de tissus et d’organes pour les analyses génétiques) et photographiés. De gauche à droite : Jérôme Murienne, généticien, Maël Dewynter spécialiste des batraciens, Nicolas Vidal, spécialiste des serpents et Vincent Vedel, spécialiste des araignées © Olivier Pascal/MNHN/PNI







On comprendra alors mieux que l’entomologie est la discipline reine de nos opérations dont la vocation première est la description du vivant. Une forêt tropicale, c’est des plantes et des insectes et pas beaucoup d’autres choses.

Évidemment, un serpent fait mieux dans un tableau de chasse qu’une blatte. Même ici, les naturalistes qui connaissent parfaitement l’importance relative des différents groupes d’organismes et, au-delà de leur aspect et de leur taille, leur importance collective dans le fonctionnement de la forêt, ne résistent pas à l’attraction de la "grosse bête". Le moindre serpent est mitraillé au téléobjectif, peu d’appareils photos sortent de leur sac pour tirer le portrait d’un bupreste.
La patience de Julien paiera. C’est évidemment chez les insectes que les nouvelles espèces sont attendues, par dizaines, par centaines, alors qu’Antoine aura du mal à nous en dégotter une chez les grenouilles. Les entomologistes remporteront la palme du chiffre haut la main. Le penchant pour les grands nombres fera le reste, attirant irrésistiblement les tabloïds, même si la réalité cachée derrière les zéros alignés sera encore trop souvent gommée : "Des milliers d’espèces nouvelles pour la Science !" gros titre, mais incomplet. Nous ne verrons jamais imprimé "d’insectes" ou "de mollusques" entre "espèces" et "nouvelles". Ce n’est pas grave. Nous sommes tenaces. Nous continuerons à rabâcher, imperturbables, que la plupart des espèces vivantes sont petites et rarement photogéniques. La Nature est ainsi faite. Nous revisitons la Planète avec une loupe binoculaire.

mercredi, mars 11 2015

L’auberge des Mitaraka

Billet de Olivier Pascal

J’ai eu l’occasion de vanter les mérites d’une bonne alimentation pour le naturaliste de terrain. C’était à l’occasion de la dernière expédition "Planète Revisitée" en Papouasie, qui fut et restera (j’espère) ce que l’on a fait de pire en matière culinaire. Une sorte d’exception qui confirme la règle. Le standard ici est tellement supérieur à celui de Nouvelle Guinée que j’y consacre un court billet.

La Guyane offre une démonstration éclatante des possibilités et mérites d’un camping de qualité. D’abord parce qu’il est possible d’y acheter autre chose que du "corneed beef", ensuite parce que grâce à l’hélicoptère utilisé pour transporter les vivres, il n’est pas plus compliqué d’approvisionner l’auberge des Mitaraka que de remplir le congélateur de son domicile. C’est juste un peu plus cher.

Deux tonnes de nourriture acheminées les 9 et 10 février pour alimenter la troupe. Essentiellement des denrées non périssables, expression qui masque la réalité crue de la conserverie, mais pas que ça. Les quelques produits frais, au moins pour quelques jours, et secs entassés donnent une allure de rassurante abondance aux rayonnages du garde-manger. Des kilos de porc salé, qui (nous l’espérons tous) ne souffriront pas trop de la chaleur et de l’humidité, seule viande autorisée sous ce climat, quelques poulets boucanés, et le "jambon de Noël" (rapidement consommé : Réjane, qui nous approvisionne en produits frais quand l’occasion se présente, a insisté sur le fait qu’il datait bien de "Noël") fourniront les protéines animales. Et c’est heureux, même si nous avons une "dérogation pêche", généreusement délivrée par le Parc National. "Un repas de poisson par semaine" est-il précisé dans l’Arrêté autorisant l’opération. Pas de risque de dépasser cette limite : les Aïmaras sont rares, et Olivier, malgré son expérience des trappes et des trous d’eau où la bête se repose d’habitude, n’en a pas encore attrapé un.


Les rayonnages du garde-manger de l’auberge des Mitaraka © Olivier Pascal/MNHN/PNI
Les rayonnages du garde-manger de l’auberge des Mitaraka © Olivier Pascal/MNHN/PNI




L’intendance du camp est dévolue aux Fernandez, père (Serge) et fils (Mathias) ainsi qu’à Laetitia (Proux) et Olivier (Dummett). Après l’avoir bâti, nos quatre touche-à-tout s’emploient désormais à satisfaire la clientèle. Pour qu’ils ne soient pas submergés par les tâches de cuisine, chacun se sert le matin pour ce qu’il emmène sur le terrain. Une vaste étagère, régulièrement réapprovisionnée, offre aux hôtes le choix operculé de leurs déjeuners sur l’herbe. Serge constate avec amertume qu’il n’arrive pas à "passer" son pâté de campagne (boite verte). Il change de place les boîtes ignorées pour que leurs positions sur l’étagère soient plus attractives, ou plus évidentes à attraper. Pas question pour lui que le deuxième groupe à venir ait moins de choix. Même regret sur l’absence d’amateurs de "Quaker" ou de "Muesli" au petit déjeuner. Je lui avais bien dit que personne n’en mangerait.

Les repas collectifs du soir sont l’occasion de rassembler nos naturalistes autour de dîners exotiques dans un tel contexte. La surprise et l’étonnement se lisent sur leur visage à chaque fois. La choucroute (en boîte) accompagnée de patate douce ou "la touche verte" (selon l’expression d’Olivier) restée non identifiée sur la salade de maïs (en boîte), alimentent autant les corps que les conversations.


Repas du soir à l’auberge des Mitaraka © Olivier Pascal/MNHN/PNI
Repas du soir à l’auberge des Mitaraka © Olivier Pascal/MNHN/PNI



Serge, le torchon sur l’épaule, observe les réactions de la trentaine de "clients" attablés, et fait rapidement le bilan entre ce qui est apprécié de ce qui l’est moins, sur la quantité, suffisante ou non. Le souci de bien faire, qui anime nos quatre cuisiniers improvisés (ce n’est le métier d’aucun), est parfois la cause de petites chamailleries entre le père et le fils, le second reprochant au premier sa mesquinerie sur le choix des marques et sur la qualité de certaines conserves. Serge peste parfois contre les desserts trop compliqués concoctés par Olivier.

Régulièrement, le niveau de la jauge des vivres est relevé. Il faut nourrir encore beaucoup de monde dans les prochaines semaines, l’équivalent d’un millier de repas environ. Au dernier sondage, tout va bien. Les longues heures passées à estimer les quantités, les journées à pousser des chariots dans les supérettes de Cayenne s’avèrent payantes. Les naturalistes mangeront à leur faim. Tout ça n’est bien sûr pas dénué d’arrières pensées. Aucune excuse pour faire autre chose qu’arpenter le sous-bois, aucun moyen de prétexter un ventre mal rempli pour lambiner sur les parcelles d’étude. La Science avance plus vite au son des casseroles.

Trafic d’animaux

Billet de Olivier Pascal

Les tubes, sachets plastiques passent de main en main. Le carbet-restaurant est la plaque tournante de ce trafic. Je suis ému aux larmes du bel esprit qui règne dans la communauté. Chacun rapporte à l’autre l’animal de sa spécialité. Les orthoptèristes ne sont pas les derniers à jouer collectif et fournir régulièrement, après leurs virées nocturnes, serpents, lézards et tout ce qui peut intéresser les autres zoologistes. Ce matin, Sylvain glisse un sac devant le bol de café de Nicolas. Un Imantodes cenchoa, serpent arboricole, change ainsi de main, venant gonfler la liste des captures de reptiles. Pour Nicolas, c’est la multiplication des pains. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il ne fait plus qu’attendre ses fournisseurs au bar du coin, mais il avoue sans honte que la moitié des spécimens engrangés jusqu’alors (16 espèces) lui ont été apportées par ces fourgues bénévoles. Jusqu’aux botanistes, qui discutent entomologie ! Fouiller les broméliacées et les orchidées pour dénicher des chenilles de papillon fait désormais partie de leur feuille de route quotidienne.

Les échanges les plus fréquents se font cependant à l’intérieur même du cercle des entomologistes. Cercle large il est vrai (un tiers des participants), pour une foultitude de candidats (les bêtes) à cette bourse improvisées en pleine nature. Eddy Poirier, inlassable chasseur d’insectes qui n’a pas de famille privilégiée (il se considère comme un généraliste) fournit généreusement toute la petite société entomologique des Mitaraka. Personne ne sait encore quand Eddy dort.


Mante-feuille vue de dos © Sylvain Hugel/MNHN/PNI
Mante-feuille vue de dos © Sylvain Hugel/MNHN/PNI



Mante-feuille vue de face © Sylvain Hugel/MNHN/PNI
Mante-feuille vue de face © Sylvain Hugel/MNHN/PNI


Evidemment, de temps à autre, un entomologiste qui s’improvise herpétologue peut subir un revers. Le Chatogecko amazonicum proposé par Fred à Maël ne reçoit en retour qu’un merci poli. La bête, considérée comme une banalité, ira aussi sec rejoindre ses congénères dans la forêt, au grand damne de celui qui aura couru après dans la nuit noire. Il va falloir aussi refréner certaines ardeurs. Vincent accumule les Phoneutria, qui lui arrivent de plusieurs filières. "C’est méchant ?" lui demande Jean-Hervé en lui tendant un spécimen de l’araignée la plus dangereuse du monde.

Les informations sur les "bon coins" circulent. Les observations naturalistes (les fameuses "obs") hors disciplines représentées (en gros, les mammifères et les oiseaux) aussi. Une bande de Saki Satan a été vue sur le layon D, une autre de Capucins à tête blanche sur la pente du layon A. Un tapir surprit dans le bas fond du C. Quelques uns ont subit des jets de branches de singes atèle furieux d’être dérangés. On note avec soin l’endroit à éviter. Le quartier devient bien connu, au point de pouvoir refiler des tuyaux de grandes précisions pour aller voir un Microbate à collier qui niche toujours sous la même feuille de palmier ou des couples d’Aras qui vous frôlent à heure régulière sur la savane-roche.


Microbate à collier et sa feuille de palmier (toujours la même) © Sylvain Hugel/MNHN/PNI
Microbate à collier et sa feuille de palmier (toujours la même) © Sylvain Hugel/MNHN/PNI




On nous demande souvent pourquoi nous organisons des opérations avec autant de monde, l’une des marques du programme "Planète Revisitée". Parce que ces opérations produisent plus que l’addition de petites, à nombre de scientifiques équivalent. Parce que le collectif n’est pas qu’un esprit, qu’il provoque l’échange et le partage. C’est particulièrement vrai dans cette opération, où tout le monde donne tout à tout le monde. Biblique.

Petit précis d’organisation – partie 1, les bagages

Billet de Olivier Pascal

Les demandes affluent. Installer un piège lumineux (et ses servants) sur une savane-roche pour une dizaine de jours, c’est comme mettre en batterie une pièce d’artillerie. Et l’intendance doit suivre : groupe électrogène, essence, eau et nourriture. Plus d’une centaine de kilos à trimballer et l’annonce prématurée de nos visiteurs du 8 mars et la venue d’un hélicoptère supplémentaire n’est pas restée longtemps sans suggestions pour remplir soutes et cabine. Une aubaine pour s’éviter des portages épuisants.

Le réapprovisionnement en vivre se calcule. L’évacuation des échantillons se calcule. Tout se calcule dans une mission où le moindre kilo transporté l’est au tarif du courrier express. 60 personnes sur le terrain, c’est une 1,2 tonne d’affaires personnelles. Et je ne compte pas celles des étapes de préparation, de l’équipe de l’ONF et du PAG pour l’ouverture des layons, du groupe de militaires, envoyé pour ouvrir notre zone d’atterrissage, aux paquetages incontrôlables : allez demander à un militaire de porter moins de 120 kg sur son dos.

Il en a fallut des pressions et des menaces sur les participants pour limiter leur poids de bagages. D’autant que tout bon chercheur moderne se doit d’être bardé d’appareillage électronique, ou croit devoir l’être. Tout le monde triche. Les scientifiques qui grattent quelques excédents, les transporteurs qui savent que les scientifiques trichent, et les organisateurs qui savent que les premiers ne respectent pas les consignes et que les deuxièmes offrent des charges inférieures à ce qu’ils peuvent réellement transporter. Tout est une question de mesure et d’estimation du degré de tricheries des uns et d’autres pour ajuster, en trichant en retour.

Maurice est malheureux. Maladivement technophile (il ne peut s’empêcher d’emporter avec lui tout ce qui peux exister en matière d’appareils et le tout en triple exemplaires) mais foncièrement honnête, il est l’un des rares à avoir scrupuleusement respecté le poids prescrit ; ce nombre que l’on a rendu infranchissable, en caractère gras dans des messages alarmistes, répétés sans cesse pour que rien n’existe au delà de 20. Pas même 21, ni 22, rien. Une limite absolue, imprimée dans les têtes comme un grand panneau routier, clignotant en permanence. Maurice sait que ses collègues ont triché.


Maurice leponce, dans une tenue anti-phlébotomes improvisée (voir billet 1) © Frédéric Petitclerc/MNHN/PNI
Maurice leponce, dans une tenue anti-phlébotomes improvisée (voir billet 1) © Frédéric Petitclerc/MNHN/PNI




C’est l’un des rares non-français de cette expédition, avec deux autres belges et un allemand. Marc, un autre batave, et notre unique spécimen d’Outre Rhin, Jürgen, sont aussi dans les clous en matière pondérale. "L’enfer, c’est les autres", en l’occurrence nous, les français. Il faut de temps en temps sanctuariser certains clichés : oui, le gaulois est rebelle. Nous pouvons l’affirmer avec l’assurance d’une longue expérience dans la gestion de grosse population de scientifiques de toutes nationalités depuis 25 ans. Un sacré échantillonnage qui alimentera bientôt une ethnographie du scientifique de terrain.

Jamais par le passé nous n’avons eu autant de français dans une expédition. Le pourcentage élevé (la quasi totalité) de tricolores, mis en regard d’autres opérations largement panachées, a montré combien le français se fait un malin plaisir à faire le contraire de ce qu’on lui dit. Heureusement que les profils psychologiques se dessinent très tôt, dès les premiers échanges d’emails avec les candidats, dans les questions - réponses, et surtout dans les odieux retards et l’absence de réponses. La catégorie des "angoissés" contient, cette fois, peu de monde. Celle des "rebelles" est florissante. Avertis, nous avons ainsi put surenchérir dans la menace, réduire artificiellement le poids de leurs sacrées besaces, certes sournoisement, mais à temps. Et pour le bien de tous, bon poids, bon œil nous arrivons au tonnage calculé.

Le champion toute catégorie des rebelles est Christopher (véronique) Baraloto. C’est un fait étrange, vu qu’il est franco-américain. Les gènes de la rébellion sont-ils dominants ? La rébellion est-elle une maladie contagieuse ? (Christopher vit en Guyane depuis longtemps). Je vais de ce pas en parler au docteur Benmesbah (je préfère éviter d’en discuter avec le docteur Pignoux qui a eu maille à partir avec Christopher et qui l’a dans le pif depuis que Champion a "oublier" – à plusieurs reprises - d’envoyer ses documents médicaux). Je vais mettre aussi Maurice sous surveillance rapprochée, des fois qu’il nous fasse une petite rebellitte et qu’il ramène dans ces bagages des objets incongrus, dérobés ici et là. Le problème des bagages se pose évidemment à l’aller comme au retour.

vendredi, mars 6 2015

Volet terrestre ou volet marin ?

Billet de Olivier Pascal

La forêt est désormais parsemée de pièges à insectes, qui donnent un air de déchetterie à la forêt alentours. Si les SLAMs (des pièges à insectes qui ressemblent à des tentes igloo sans leur double toit) suggèrent une vaste aire de camping, les 280 assiettes en plastiques de Marc Pollet, notre diptériste belge, transforment les bas-fond environnant en décharge à ciel ouvert, surtout quand elles se mettent à flotter bien loin de leur lieu de dépose : les rivières gonflent régulièrement aux rythmes des averses. Les pluies sont bien là, et le fameux "petit été de mars", creux des pluies en cette saison humide, est attendu avec impatience. Les chemins sont des patinoires, les ponts de fortunes installés sur l’Alama sont plus souvent sous l’eau qu’au dessus et conserver ses pieds au sec est un objectif partagés par tous mais inaccessible pour l’instant. Le paysage n’est que bosses et creux, et les passages obligés dans les pinotières marécageuses et les criques avec de l’eau jusqu’à la poitrine font des dégâts aux vêtements et au moral.


Daniel Sabatier, au retour de la baignade. Était-ce bien nécessaire ? ©Xavier Desmier/MNHN/PNI
Daniel Sabatier, au retour de la baignade. Était-ce bien nécessaire ? © Xavier Desmier/MNHN/PNI




Sortir du bourbier tourne déjà à l’obsession chez quelques uns. Les inselbergs, ces pitons rocheux qui ponctuent le massif des Mitaraka, sont largement virtuels pour le moment ; invisibles la plupart du temps aux naturalistes piégés dans la gangue verte et mouillée de leur piémont. Les équipes reviennent parfois avec des indications qui sont partagées comme des gourmandises : "On peut apercevoir le Tchoukouchipan depuis le plateau situé à deux Km sur le layon D !". Sortir la tête de l’eau, pouvoir beugler "Terre en vue !" comme un marin après une longue traversée, voilà le sentiment unificateur. Mathias, le fils de notre Camp boss, membre de l’équipe de camp avec Olivier et Laetitia, compte bien lors ses journées "de repos" ouvrir des passages vers ces sommets de granit, sur les pentes rocheuses ou l’on ne s’enfonce pas ; vers l’air libre.


Le "sommet en cloche", l’un des inselbergs du massif du Mitaraka et le Tchoukouchipan en arrière plan © Mathias Fernandez/MNHN/PNI
Le "sommet en cloche", l’un des inselbergs du massif du Mitaraka et le Tchoukouchipan en arrière plan © Mathias Fernandez/MNHN/PNI





Le sommet en cloche dans la brume © Sylvain Hugel/MNHN/PNI
Le sommet en cloche dans la brume © Sylvain Hugel/MNHN/PNI




Une pinotière, dans les bas-fonds et en bordure de crique, là où se concentre le palmier Euterpe oleracea © Sylvain Hugel/MNHN/PNI
Une pinotière, dans les bas-fonds et en bordure de crique, là où se concentre le palmier Euterpe oleracea © Sylvain Hugel/MNHN/PNI




Une première bretelle partant du maillage rigide et sérieux des quatre layons "de travail" disposés en étoile autour du camp de base permet désormais de sortir de la nasse. Il débouche sur une "savane-roche", une grande plaque de granit sur laquelle ne pousse qu’une végétation rase. C’est la destination à la mode. Et productive : le premier individu mâle d’Argyrogrammana talboti jamais capturé en Guyane est tombé dans le filet de Serge. La description de ce papillon diurne de la famille des Riodinidae date de 1998. C’est un spécimen unique (une femelle) capturé en 1929 qui a permis de rédiger l’acte de naissance scientifique de cette espèce. Le mâle était resté inconnu jusqu’en 1999 et sa capture au Brésil. Serge, pour sa première journée de relâche en tant que "Camp boss" et sa première chasse dans les Mitaraka, est sur un nuage. Ce spécialiste des Riodinidae, au parcours coloré, décorateur pour le cinéma (d’où le soin particulier qu’il a mit dans la construction du camp), me dit n’avoir même pas rêver de capturer un jour ce papillon en Guyane. Il vient de faire la plus belle prise de sa vie (en dehors de sa femme) avec cet unique spécimen mâle guyanais.

Une autre dérivation aux chemins "officiels" permet l’accès à la "borne 1", l’inselberg portant le nom peu exotique du numéro d’une des bornes géographique marquant la frontière avec le Brésil. Le tarif est plus élevé pour cette échappée : six heures de marche aller-retour au minimum pour les plus vaillants. Mais ce prix à payer pour émerger du liquide vert ne devrait, dans quelques jours, plus rebuter les aquaphobes et tout ceux qui moisissent sur pied (à peu de chose près, tout le monde).

Pour le reste, la vie s’organise. Avec la routine, réapparait l’humanité de chacun dans les comportements au quotidien. Il faudrait des semaines de marches pour atteindre la première habitation quelque soit la route choisie en direction des quatre points cardinaux. Mais cette réalité de l’isolement n’empêche pas les uns et les autres de recouvrer leurs bonnes - et moins bonnes - habitudes. Une description figurative des petits travers humains n’aurait pas beaucoup d’intérêt si ce n’est pour souligner l’étrangeté de leur réapparition dans un tel contexte. Les repas du soir, collectif, sont l’occasion pour Serge de "mettre un soufflon" (selon son expression) aux délinquants. La liste des reproches domestiques s’allonge, au fur et à mesure que la petite communauté humaine des Mitaraka oublie qu’elle est coupée du reste du monde. Comment, en effet, peut-on conpisser la lunette des WC sans se préoccuper des 32 autres personnes qui l’utilisent à bon escient, si ce n’est par un violent retour des vils anti-gestes du quotidien, révélateurs du sentiment de sécurité qui s’installent dans une opération abominablement dangereuse (sans parler de la bizarrerie d’aller uriner aux toilettes dans une nature aussi propice à la miction en liberté) ? L’aventure n’est qu’une idée, bien vite banalisée par ceux-là même qui la vivent. Que vais je bien pouvoir vous raconter la prochaine fois pour vous effrayer ?

ON Y EST

Billet de Olivier Pascal

"On y est", donc ! Difficile d’y croire, même trois jours après l’arrivée au fin fond de la Guyane. Il faut dire que l’on est tombé littéralement du ciel, après un vol en hélicoptère de quarante minutes depuis Maripasoula, un village du Maroni situé à une heure d’avion de Cayenne. On arrive dans les Mitaraka sans transition, et l’on passe de la phase "paperasses et tracasseries" au terrain sans palier de décompression. On a tellement scruté les cartes, évoqué l’isolement de cette région et parlé d’accès difficile pendant des mois que l’on est tout étonné de se retrouver là. Le 23 février, jour 1 de l’expédition, 29 personnes ainsi héliportées débarquaient pour troubler la quiétude de l’équipe de construction du camp (en apnée forestière depuis le 10 février) et celle de ce bout de Guyane, tranquille depuis des dizaines d’années, à l’époque où les Wayanas étaient les maîtres de ce territoire frontalier avec le Brésil et le Surinam.

Le prêche inaugural du docteur Pignoux - "Tu ne te frotteras pas aux épines du palmier Mourou Mourou pour choper une mycose sous cutanée ; tu ne laisseras pas ton crâne découvert, terrain propice au développement d’une miase furonculoïde, etc." - débité sous les ricanements d’un public averti, a soudain reçu une attention soutenue durant la récitation du verset 25 : "tu n’exposeras pas ton corps aux phlébotomes". Et le silence est devenu total à l’évocation des terribles dégâts provoqués par la leishmaniose. Dégâts cliniquement décrit par le docteur comme étant des "délabrements cutanés inesthétiques". Le parasite, un protozoaire que ces moucherons injectent (éventuellement) par leur morsure, provoque ce qu’il est qualifié "d’impact" de leishmaniose ; lequel impact, par une possible "dissémination lymphatique" peut provoquer des lésions "satellites" à partir de la lésion principale. En gros, ça laisse des sales cicatrices, avec des chairs labourées, voire, selon la localisation du fameux "impact initial", des oreilles amputées ou des nez façon "grands brûlés". Maurice Leponce n’en dort plus la nuit, et le docteur Pignoux, qui n’y a pas forcément gagné en respectabilité, a provoqué une crainte certaine chez les plus frondeurs.

A peine débarqués, une activité frénétique s’est emparée de nos naturalistes. Ils se jettent dans la bataille comme si c’était leur première et dernière mission, et les tables des "carbets travail" sont bientôt couvertes de tubes et de boites remplis d’insectes. Des sacs en plastiques alignés et pendus aux montants sont remplis de grenouilles et de lézards, les premiers herbiers sont déjà en chauffe. Ces carbets dévolus au tri et empaquetage des spécimens (carbets regroupés mais soigneusement séparés par disciplines) ont un air de "Ver o Peso", le vieux marché de Belem, dans sa portion réservée aux vendeurs de médecines improbables concoctée avec à peu près tous ce qui vit en Amazonie.

"J’l’ai fait au drap !" s’exclame Julien Touroult pour expliquer la capture d’un scarabée connu seulement des environs de Quito. En jargon naturaliste, on "fait" un insecte, on ne l’attrape pas. Ce langage, qui présente de légères variantes selon les disciplines, prend ici le pas sur le vocabulaire du commun. En dehors du "drap" (piège lumineux) on utilise les moyens les plus divers, jusqu’à la sarbacane (Maël Dewynter) pour assommer les lézards sur les troncs, ou le fusil (Daniel Sabatier) pour cueillir des échantillons botaniques dans le houppier des grands arbres, et accessoirement briser les siestes en hamac des rares qui savent combien le repos est un bien précieux. Le calibre 12 n’est pas mon ami.

Le village perché sur une petite colline, composé d’une douzaine de "carbets-bâches", jouxte la "Drop Zone" – une trouée aménagée par les militaires du 9e RIMa à la mi janvier pour permettre aux hélicoptères d’atterrir - rapidement transformée en "grand place" et encombrée de pièges à insectes, d’étendoirs à linge, de tabourets en rondin pour les réunions contemplatives avec le "sommet en cloche" comme fond d’écran, accompagné par le ronronnement de la pompe à eau qui alimente le camp depuis la crique Alama cent mètres en contrebas.
La communauté de trappeurs de ce Fort Alamo tropical rassemble des scientifiques professionnels et des amateurs aux métiers variés dans le "civil". Les combinaisons sont aussi diverses qu’improbables. Un pompier-arachnologue, un neurobiologiste spécialiste des sauterelles, un archéo-zoologue fondu de coléoptères Tenebrionides, un chirurgien-ophtalmo-entomologiste, voilà quelque exemples de cette dualité, entre ce qui nourrit le corps et ce qui alimente l’âme, logé dans une même enveloppe charnelle de cette variété particulière d’Homo scientificus qui constituent désormais une part de plus en plus importante des naturalistes de terrain. Avec, comme le souligne Julien Touroult, 70 % des espèces d’insectes décrites par des amateurs en Guyane dans les cinq dernières années.

Les équipes, aux horaires variables, traquent, piègent, collectent sans relâche. Les lampes frontales portées en permanence sur le crâne, souvent par oubli, les orthoptèristes chassent de nuit ; ceux qui cherchent des araignées pratiquent un entre-deux de 15 à 23 heures. Parmi les "bandes" diurnes, celle du projet "Diadema" semble considérer les kilomètres parcourus dans la journée comme seul critère d’efficacité qui vaille et toute attitude sédentaire est assimilée à du tirage au flanc. Le leader, au front ceint de bandanas (il en possède une collection variée et colorée) évoquant les années 80 et le style "Véronique et Davina", mène, comme ces deux héroïques pionnières de l’Aérobic, sa troupe sur un rythme agité à travers les bas-fonds encombrés succédant aux pentes aussi raides que glissantes.


Photo du Synapturanus salseri © Maël Dewynter/MNHN/PNI



Au troisième jour les spécimens s’accumulent. On ne compte déjà plus les insectes capturés, le nombre d’espèces de grenouilles atteint 45, dont Synapturanus salseri, une grenouille aussi vilaine que rare, et une espèce encore non décrite, connue jusqu’alors que du Pic Coudreau, Pristimantis sp. Les supputations vont bon train chez nos spécialistes des amphibiens sur la possibilité de battre le record d’espèces de grenouilles collectées au cours d’une mission (pour l’ensemble de la Guyane, et en y incluant même le parc national brésilien frontalier dans l’état d’Amapa, il est de 57 en 20 jours).


Photo du Pristimantis sp. © Maël Dewynter/MNHN/PNI



Nicolas Vidal se frotte les mains : une de ses cibles est atteinte au bout de deux jours (et pas la moindre, la numéro 2 par ordre d’importance dans sa liste de favoris, les objectifs que chacun s’assignent plus ou moins secrètement). Mathias Fernandez lui a pointé du doigt un Lachesis muta aussitôt mis en sac. Ce crotale était considéré comme rarissime, jusqu’à la mise en eau du barrage de Petit Saut au début des années 90, laquelle inondation d’un vaste périmètre de forêt a permis de capturer 29 individus réfugiés sur les quelques îlots émergents pour éviter la noyade. Le spécimen de Nicolas est un juvénile d’environ 80 cm, et c’est le deuxième jeune "Grage à grand carreau" jamais capturé à sa connaissance en Amazonie. Le bestiau, qui atteint trois mètres cinquante à l’âge adulte, est le seul crotale ovipare. Personne ne sait pourquoi on ne trouve jamais de jeunes individus. Dean Ripa, le spécialiste de ce serpent et qui a écrit un bouquin entier sur la bête n’a jamais vu que des adultes dans la nature.


Photo du Lachesis muta © Maël Dewynter/MNHN/PNI



Sa cible numéro un est Bothrops teniatus, une autre espèce de Grage, collecté une seule fois en Guyane dans le massif des Mitaraka en 1972. Va t-il nous quitter précipitamment si il décroche ce qu’il considère comme son pompon personnel ? Les mauvaises langues disent que ça laisserait plus à manger pour les autres. Il y a peu de chance cependant. D’abord parce que le garde-manger est spectaculairement plein (l’épicerie récemment ouverte par le Camp boss n’a rien à envier à celles des Chinois de Maripasoula, alignées sur pilotis au bord du Maroni). Ensuite parce que le prochain hélicoptère est prévu pour le 8 mars. D’ici là, Nicolas aura sans doute allongé sa liste et, qui sait, débusqué des serpents qui ne s’y trouvaient pas.

Une logistique de grande expédition

Billet de Thierry Magniez

Le massif du Mitaraka se trouve à l’extrême sud de la Guyane, très loin des quelques 450 kilomètres de route qui longent la côté atlantique du Brésil au Surinam. Les nombreux cours d’eau de Guyane, bien que difficilement navigables assurent la liaison en pirogue entre les villes et les villages, les seules autres alternatives sont l’avion ou l’hélicoptère. Le grand sud Guyane, le cœur du PAG (Parc Amazonien Guyanais) se trouve tout en amont de la rivière Malani (Marouini) ou de la Litani (l’Alitani) inaccessible en pirogue, la végétation y est trop intense.


Site d’expédition en amont des rivières Litani et Malani



Pas moins que 75 personnes, dont 50 scientifiques doivent être acheminées sur site sans compter les 5 tonnes de matériel nécessaire.
On comprend mieux maintenant les termes "Grande expédition" !
Ces conditions, la taille de l’expédition fond que l’acheminement des équipes et du matériel par hélicoptère depuis Maripasoula ainsi que l’installation du camps de base nécessitent le soutien du PAG et des Forces armées.


Transfert de fret, environ 5 500 kg au total, dont 1 300 kg de "dangereux"



Les opérations scientifiques commenceront le 23 février, mais depuis le 14 janvier, des équipes se succèdent pour la phase de préparation : créer une ouverture dans le convers forestier pour obtenir une zone de poser hélicoptère, construire un camps de base permettant d’accueillir les équipes et de traiter les spécimens collectés, réaliser une description des habitats, tracer des layons pour le passage des collecteurs.


Première équipe sur site, création de la zone de poser hélicoptère © MNHN-PNI / expédition Guyane


Les monts Tumuc-Humac

Billet de Thierry Magniez


Massif du Mitaraka © MNHN-PNI / expédition Guyane /O.Pascal



Les monts Tumuc-Humac, "montagnes" fantasmées par les géographes français du XIXe siècle, fascinent les explorateurs depuis longtemps. Ce sont des inselbergs, reliefs résiduels rocheux isolés qui dominent un pseudo-plateau. Ils sortent de la forêt tropicale et forment des environnements différents. Le plus hauts, le mont Mitaraka culmine à 690 mètres seulement. Pour les équipes de "La Planète Revisitée", ces sommets granitiques émergeant de la forêt possèdent un attrait particulier :
son potentiel d’espèces inconnues…


Cayenne-Maripasoula : Avion type Let410 / Maripasoula-Mitaraka : Hélicoptère



Les rares missions à s’être rendues dans cette zone signalent la présence d’une flore riche, différente du reste de la Guyane par son influence amazonienne et encore largement méconnue. Cette région est aussi la moins connue de Guyane sur le plan entomologique. Une récente synthèse met en évidence que le taux d’espèces d’insectes à découvrir en Guyane est de 80 à 90 %, avec environ 18.000 espèces recensées contre 100.000 attendues. Cette expédition devrait permettre de découvrir de nombreuses espèces nouvelles pour la Guyane et pour la science.


Zone de travail


vendredi, septembre 19 2014

Kavieng Leg1 14 aout 2014

Billet de Serge Andréfouët

Kavieng, Papouasie-Nouvelle-Guinée, le 14 août 2014.

le rythme est pris, les plongées en autonome et en palmes-masque-tuba s’enchaînent à partir des annexes de l’Alis. Chacun des scientifiques à bord a « fait » Madang, et les avis sont unanimes…Kavieng, est très différent de Madang, les paysages au-dessus de l’eau, comme sous l’eau ; de même les relations avec les populations locales, curieuses et débonnaires, saluant nos passages, et ne sollicitant que rarement quelques explications sur notre présence ici. Malakai Komai, notre observateur du NFC, joue pleinement son rôle d’éclaireur et de messager avant chaque sortie.


 Conus geographus
Tombant © Serge Andréfouët-MNHN-PNI-IRD / expédition Kavieng


Kavieng est très différent, mais pas forcément « mieux » que Madang pour ce qui est des observations biologiques. Tout d’abord, au plan des habitats, le littoral à Kavieng abrite de vastes formations à peine présentes sur les rivages du lagon de Madang, comme les mangroves, herbiers, algueraies, tombants vertigineux, grands chenaux balayés par des courants de marée, etc.


 Conus geographus
Communauté corallienne © Serge Andréfouët-MNHN-PNI-IRD / expédition Kavieng


Alors que Madang est caractérisé par une mosaïque dense d’habitats se succédant rapidement dans l’espace, sur quelques dizaines de mètres, Kavieng offre de grands espaces homogènes, distants de quelques centaines de mètres voire kilomètres. De même le lagon profond est très différent : les cartes obtenues par le multifaisceaux de l’Alis et les quelques plongées lagonaires révèlent un lagon plat et sédimentaire, avec quelques rares constructions coralliennes (reliefs), alors que le lagon de Madang renferme de nombreux reliefs riches en faune sessile comme les gorgones.


 Conus geographus
Algueraie à sargassum © Serge Andréfouët-MNHN-PNI-IRD / expédition Kavieng


 Conus geographus
Cartes bathymétriques de l'Alis des legs de Madang et de Kavieng © S.Andréfouët & JF.Barazer-MNHN-PNI-IRD / expédition Kavieng


jeudi, septembre 18 2014

Kavieng Leg1 10 aout 2014

Billet de Serge Andréfouët

Kavieng, Papouasie-Nouvelle-Guinée, le 10 août 2014 enfin !

" Enfin ! " car les billets de Philippe Bouchet narrant la phase de terrain de Juin laissait espérer de nouvelles découvertes intéressantes et un contexte écologique et humain bien différent de celui de Madang. Madang laisse le souvenir d’une campagne tendue, dans un lagon étroit soumis à diverses pressions humaines. Kavieng promet plus d’espace et de libertés, dans une ambiance plus conforme aux îles des mers du sud ; tout en restant dans le même espace biogéographique autour de la Mer de Bismarck. Notre arrivée se fait à la nuit tombante, récupérés à l’aéroport par Jeff Kinch, du National Fisheries College de Kavieng.


 Conus geographus
Art local © Serge Andréfouët-MNHN-PNI-IRD / expédition Kavieng


Les sculptures locales entraperçues sur le chemin évoquent déjà la biodiversité qui nous attend. On embarque donc au soleil couchant, juste à temps pour distinguer la silhouette des îlots environnants et de notre base de travail au mouillage dans le lagon.


 Conus geographus
Ile de Nusa © Serge Andréfouët-MNHN-PNI-IRD / expédition Kavieng


En effet, la particularité de ce leg côtier est d’avoir pour base le navire océanographique N/O Alis, fraichement arrivé du Vietnam après 4 mois de vagabondages entre Mer de Chine et Océan Pacifique. Au programme sont prévus l’inventaire des algues, des coraux, des macro-invertébrés et des habitats pendant les 14 jours à venir.


 Conus geographus
L'Alis © Serge Andréfouët-MNHN-PNI-IRD / expédition Kavieng



 Conus geographus
Rivage de la mer de Bismarck © Serge Andréfouët-MNHN-PNI-IRD / expédition Kavieng


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