Wanang, Wanang ! Terminus, tout le monde descend. Les derniers sachets de spécimens sont triés, les équipes de la station de recherche plient bagages et se rapatrient par vague sur Madang. Avion pour tous en fin de semaine, direction la dinde et le réveillon.
Il est de coutume de produire un premier bilan « à chaud » pour servir d’épilogue. Un premier bilan ne va pas tout seul, et ne va pas sans chiffre. Je vous en abandonne quelques uns en vrac, chacun triera. Certains sont obscurs, d’autres imprécis ; mais le temps des rapports austères et des bilans financiers rigides n’est pas encore venu et je ne vois pas pourquoi je devrai déjà m’embêter avec ça. Et puis ce sera « fourre-tout » et bric à brac ; du décousu, du haché. Du « petit-bras » sur le verbe et de la syntaxe salopée. Kundiawa-Kegsugl : 40 km. Brahmin - Madang : 170 km. Ce genre de tirade. Débrouillez-vous avec les cartes. J’ai commencé avec une recette de cuisine, je finirai avec une liste d’agent en douane ; c’est de saison, avec le retour des containers qui s’annonce.
Au Mont Wilhelm, en additionnant les distances entre les différents camps et celles d’accès aux sites d’étude, le GPS affiche une centaine de km parcourue à pied, dont, en dénivelé, 3 100 m d’ascension et 5 500 m de descente. Personne n’a vraiment regardé les compteurs, mais 200 km de piste en voiture pour rallier Kegsugl de Kundiawa et Madang depuis Brahmin semble une estimation correcte.
Carte du transect altitudinal au Mont Wilhelm. Les camps aux 8 altitudes sont indiqués, ainsi que les principaux lieux sur le parcours.
25 jours dans la montagne (2 sans pluie) dont 9 jours de marche, pour rallier les 8 camps ; 16 jours de collectes par les deux équipes itinérantes. 16 jours de collectes aussi, réalisées en parallèle, sur chacun des 8 sites par les 16 parataxonomistes du BRC disséminés sur le parcours. 25 jours dans la plaine à Wanang, pour ceux qui n’ont guère vu la lumière, à part celle des lampes de leur microscope.

Camp à 1 200 m, avec, de droite à gauche, Bony Koane et Franck Philip les deux parataxonomistes du BRC en charge du site et quelques uns de nos assistants villageois. Crédits: © Olivier Pascal / MNHN / PNI / IRD
32 pièges Malaise (dont 8 rachetés en catastrophe, pour remplacer ceux expédiés en Guinée par la poste belge qui a considéré que la Guinée africaine valait bien la Nouvelle) ; 80 FIT, 32 « mini » FIT, 40 fruit fly traps (pièges à mouche) disposés dans les parcelles d’étude; 25 000 Whirlpacks (sachets en plastique, cf. billet du 22 novembre), 45 000 tubes de 2 ml et autres consommables divers dont je vous épargne la liste ; 1 800 paquets de biscuits « Navy Beef », 384 boîtes de maquereaux « Three Seven » (péchés en Malaisie sous licence australienne et importés via le Japon en Papouasie-Nouvelle-Guinée, calculez vous-même le trajet des maquereaux jusqu’à nos assiettes au Mont Wilhelm) 336 boîtes de corned-beef (la plus terrible invention culinaire de tous les temps), 400 kg de riz, 90 kg de papier journal pour les herbiers, 400 litres d’éthanol à 98% pour préserver plantes et insectes, trop peu de Brandy pour conserver le moral des hommes (hommage ici à Antoine Mantilleri et Laurent Soldati pour leur formule utilisant l’alcool de laboratoire à des fins plus récréatives et labélisée sous le nom de « kill-me-quick »), 10 000 photos de Xavier Desmier (et beaucoup d’autres, qui se comptent en Gigabytes), 854 emails reçus du seul Maurice Leponce traitant de ce seul sujet pendant les 2 ans de préparation du projet.
1 000 hommes/jour pour les seuls porteurs, donc un millier de portages (« bons au porteur » signés à l’appui). À 15 kg le poids « syndical » accepté par un porteur, cela donne une masse totale portée (nourriture, matériaux pour les camps, sacs, etc.) de 15 tonnes. Ce poids total « porté », qui englobe des kilos charriés plusieurs fois pendant le séjour (les générateurs, par exemple, ou les échantillons scientifiques comme les herbiers qu’il a bien fallu trimbaler de bout en bout) n’est pas celui du poids total en matériel et nourriture, plus proche de 5 tonnes. Difficile de compter le nombre de porteurs différents embauchés, mais l’estimation basse est de 200. Avec les assistants et journaliers employés pour d’autres tâches, c’est environ 300 personnes qui ont travaillé avec nous pour l’expédition au Mont Wilhelm. Zéro blessé.

Chargement du matériel et des vivres, répartis en sacs de 15 kg. Crédits : © Olivier Pascal / MNHN / PNI / IRD
1 260 « bons au porteur » (cf. billet du 12 octobre) distribués pour être échangés à la fin de l’opération contre de l’argent liquide, pour payer les portages, la construction des camps (une semaine de montage, 3 jours de démontage pour chacun) et les assistants pour les différentes tâches à accomplir (cuisine, gardiennage, aide au travail des scientifiques). Ce principe des « bons au porteur » si bien nommé a parfaitement fonctionné. Nous avons même assisté à l’apparition d’un système bancaire. Certains bons se sont retrouvés dans les mains des « shop keepers », les dits bons servant de monnaie pour parer aux achats pressés. D’autres furent rachetés en dessous de leur valeur nominale par des usuriers qui fournissaient ainsi en cash ceux qui ne voulaient, ou ne pouvaient, attendre de les transformer en Kinas. Un discount de deux à trois Kinas était alors pratiqué. C’est ainsi qu’au lieu de voir arriver une foule nombreuse le jour de la paye, le 3 novembre pour les parties hautes, il y eu bien moins de gens que prévu à tendre la main à Kegsugl. Cinq d’entre eux avaient racheté une telle quantité de bons qu’ils reçurent en échange plus de la moitié du liquide convoyé (40 000 K) sous surveillance policière. Un des usuriers a présenté pour 2 600 Kinas de bons (environ 1 000 euros), dont la plupart d’une valeur oscillant entre 15 et 40 K. Comme anticipé par Vojtech, le paiement des assistants et des porteurs sur les quatre sites du bas n’a généré aucun phénomène de ce type. Vojtech l’explique par les différences culturelles et de mentalité : les « Highlanders » (Simbu), plus rudes, sont toujours plus prompts au business que leurs frères ennemis des parties basses et de la plaine (Madang).
Pour la participation locale au travaux scientifiques pour les altitudes concernées : 24 assistants dévolus à la maintenance des pièges à insectes, 16 parataxonomistes pour les faire fonctionner, un nombre difficile à cerner d’assistants attachés à d’autres tâches (cuisine, construction ou autres travaux pas toujours évident à identifier, mais payants), sachant qu’une politique de relance par la demande est apparemment ici largement pratiquée, certains camps étaient bien remplis.
Pour ce qui me concerne : 10 kg et 2 dents en moins, 4 chemises et un pantalon en plus.
13 rivières nommées « Wanang », la 14e étant la Ramu : j’ai compris sur le tard pourquoi le village de Wanang était connu sous le nom de Wanang 1 et la station sous celui de Wanang 3, d’après le numéro des rivières qui y passent et pourquoi il n’y avait rien à Wanang 2, à part une rivière. À l’inverse, dans la montagne, il a fallu un peu moins de temps pour réaliser que la Binaru et l’Inbrum n’étaient qu’une seule et même rivière, qui porte peut être un autre nom plus en aval de son cours.

Village de Wanang (au bord de la rivière Wanang n°1). Crédits: © Olivier Pascal / MNHN / PNI / IRD
79 : le nombre d’années séparant la première traversée par des « hommes blancs » de la cordillère centrale en suivant (à peu près) le même parcours que l’expédition, mais en sens inverse.
« Towards the end of 1932 the Roman Catholic Mission at Alexishafen had sent across the Ramu a 28-years-orld German priest, Father Alfons Schaefer, S.V.D. He founded the mission station at Bundi in February 1933. « the natives there pointed southward to the tops of the Bismarcks range and said « some of our wives are of people who live over those mountains. There is a grassland valley there and many, many people. We go over and visit and trade with them. The tracks are not bad. We can take you, and with us you can travel safely. We call the country over there Arava… He went in October 1933… Father Cranssen and Brother Antonius went with him. The native led them right across the range and down into the gorge of the Chimbu river and on to a branch-head of the Wahgi valley. » (extrait p. 159, tiré de Plumes and Arrows de Colin Simpson, A.S. Barnes & Co, eds, 1964)
En Octobre 1933, après avoir installé la mission de Bundi, le Père Alfons Schaefer (Society of the Divine Word) fut le premier homme blanc à grimper vers le pays Arava, au-delà de la cordillère centrale ; parti des environs de Madang, il a emprunté le même chemin que nous avons suivi pour arriver à « Chimbu » (aussi orthographié Simbu), l’actuelle Kundiawa et trouvé la vallée de la Whagi (la grande vallée située entre Kundiawa et Mt Hagen), mais 6 mois trop tard pour en être le « découvreur », les frères Leahy (au sens biologique ici) furent les premiers à s’y rendre par une autre voie ; ces chercheurs d’or ont eu cette fois-ci un temps d’avance sur les propagateurs de la foi. La fièvre de l’or et la ferveur religieuse, voilà les deux moteurs historiques de l’exploration de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Quelques « Patrol Officers » australien furent aussi des défricheurs de territoire, mais leur motivation n’était pas non plus l’exploration, mais la « pacification » des régions non contrôlées, et souvent au bénéfice du « goupillon » et de la « batée », les deux instruments qui furent les plus utilisés pour dresser les cartes de ce pays.

Village de Mundia bridge, à proximité de Kegsugl, dans la haute vallée de la rivière Chimbu – au premier plan - qui débouche, après les gorges du même nom, dans la vallée de la Wahgi au niveau de l’actuelle Kundiawa. Ce village doit encore ressembler à celui qu’a connu le premier visiteur européen de la région, le Père Schaefer, en 1933. La carte 1 (ci-après) le situe à l'emplacement d'un village nommé INAU. Crédits: © Olivier Pascal / MNHN / PNI / IRD

Carte de la vallée de la rivière Chimbu, réalisée au début des années 60 pour illustrer le le livre de Colin Simpson Plumes and Arrows. Crédits: illustration p. 167, Plumes and Arrows, Colin Simpson, New york: A. S. Barnes and Company, 1964

Carte des Central Highlands, tirée du livre de Colin Simpson Plumes and Arrows, 1964. La carte montre la voie empruntée par les frères Leahy, découvreurs de la vallée de la Wahgi en 1933. Bundi, Kegsugl et Chimbu (Kundiawa) sont indiquées, ainsi que le Mont Wilhelm. Crédits: illustration p. 183, Plumes and Arrows, Colin Simpson, New york: A. S. Barnes and Company, 1964
À l’époque du Père Schaefer, les guerriers Chimbu n’étaient pas tendres avec les voisins ou les visiteurs surprises. Quelques uns de ses coreligionnaires ont laissé leur peau et le reste dans les gorges de la Chimbu (cf. indications macabres sur la carte de la Chimbu Valley), là où l’expédition est passée pour grimper sur la piste maintenant carrossable qui mène de Kundiawa à Kegsugl. La réputation des Chimbu est toujours vivace. Mais désormais, les guerriers modernes sont équipés de M16 provenant des pillages des armureries par les soldats eux-mêmes qui les revendent pour améliorer leur solde, de trafic de Marijuana (une filière « herbe contre arme » fonctionne bien entre les Highlands et l’Australie) et de quelques politiciens attentifs à voir ses électeurs bien équipés (un des candidats à l’élection au poste de gouverneur de la nouvelle province dans les Highlands s’est fait prendre en tentant d’importer des armes dans un container au port de Lae pour armer ses tribus, toujours en bisbille avec les voisins).

Guerrier de la région de Chimbu dans les années 50. Crédits: photo de l'auteur p. 104, Plumes and Arrows, de Colin Simpson, New york: A. S. Barnes and Company, 1964

Guerrier Chimbu moderne, posant avec son fusil d'assaut M16. Les armes à feu remplacent désormais les arcs et les flèches dans les Highlands. Crédits: DR.
Une pincée de comptes naturalistes pour la fin. Parmi les quelques informations glanées auprès des scientifiques – il est souvent difficile de les confesser avant l’heure, le taxonomiste est rigoureux – les schémas de répartitions aux diverses altitudes des plantes et des animaux commencent à se préciser, par petits bouts, et pour quelques groupes faciles à cerner. Nous n’avons pas trouvé de palmier au-dessus de 2 500 m d’altitude (ce qui est en ligne avec le cas général : pas de palmier sous les tropiques au-dessus de 3 000 m). 2 espèces à 2 200, 3 à 1 700 (dont un palmier rotin commun avec le site étudié à 2 200), 9 espèces à 1 200 (dont 2 communes avec celles à 1 700). Les fourmis sont comme les palmiers ; elles ne supportent guère les basses températures et elles sont absentes au dessus de 2 200 m. Le termite est encore plus frileux apparemment, et il faut descendre à 1 200 m pour trouver les premiers. Le phénomène est général, les bêtes sont beaucoup plus variées en dessous de 2 000 m (10 espèces de blattes à 2 200 m, contre 1 seulement à 3 700, par exemple). La richesse croît quand l’altitude décroît, mais pas de façon linéaire ; on observe un net bond dans la richesse en espèce à partir de 1 500 – 1 200 m. Cette règle varie à l’intérieur des groupes, au niveau des espèces. Celles des grillons, des blattes et des sauterelles montrent des chevauchements sur un gradient d’altitude assez étendu (on rencontre plusieurs espèces identiques à des altitudes différentes), on trouvera par contre des changements plus marqués dans les espèces de phasmes aux différentes élévations, les phasmes étant peut-être plus liés aux modifications de la végétation.
3 000 spécimens de grillons (environ 40 espèces), de blattes (50 espèces), de sauterelles (40 espèces) et de phasmes (50 espèces). Ceci n’est qu’un avant-goût des dizaines de milliers de spécimens collectés. Si Tony arrive encore à peu près à compter ses Orthoptéroïdes, les coléoptéristes mettront, eux, des mois avant de fournir des chiffres sur les leurs. Ils ne chassent pas dans la même catégorie. L’un d’entre eux, Antoine Mantilleri, a enfin trouvé la bête qu’il cherchait, après 3 semaines d’une fouille fébrile des alentours de la station de Wanang. Cette bête, qui n’est connue que de 4 ou 5 exemplaires au Muséum de Paris, appartient à une famille mal brélée et qui n’en est même pas une pour certains. Ce spécimen rarissime est peut-être le « chaînon manquant » qui lui permettra de vérifier comment situer ces foutus Eurhynchidae entre la famille des Brentidae et celle des Apionidae, ou décider de les recaser dans l’une des deux. Avec un exemplaire « frais » de cette espèce (ceux disponibles en collection sont trop anciens pour servir à des analyses moléculaires) Antoine va pouvoir séquencer son ADN et résoudre son problème de phylogénie.
Les espèces nouvelles se comptent évidemment en dizaines, et nos partenaires peuvent dormir sur leur deux oreilles, les résultats seront bien à la hauteur de leurs généreux soutiens. D’autant qu’un article sur une de nos précédentes opérations (Panama 2003) va bientôt être publié dans une revue scientifique prestigieuse, ce qui leur montre que nous avons de la suite dans les idées, mais qu’il faut, en Science, savoir être patient.
À la prochaine.
Olivier Pascal, le 5 décembre 2012