Autant, et sans doute pour les mêmes raisons obscures que les O’Timmins et O’Hara, les « Simbu » et les « Madang » se détestent. Franchir le col de Mondiapas, c’est passer d’une province à une autre, mais aussi franchir la ligne de démarcation entre des groupes aux langues différentes – les « Simbu » parlent le Gende et les « Madang » le Kuman - qui se battent régulièrement pour la possession de cette passe qui n’a, a priori, rien de stratégique, du moins d’un point de vue géographique.
Nous sommes désormais installés chez les « Madang » dans la province éponyme, et ce jusqu’à Brahmin, le dernier village en bordure de la plaine de la rivière Ramu. Les Botanistes sont eux au 3 200, leur problème d’éthanol est résolu mais est survenu entre-temps une pénurie de papier journal (pour presser les échantillons de plantes). Les téléphones ont sonné dans tous les sens et Roland est parti en chasse de ce précieux consommable à Kundiawa (la qualité qui se fume, pas celle qui se lit, beaucoup plus chère) et une pile de 90 Kg leur a été livrée par porteurs spéciaux.
L’équipe entomologie termine ses travaux sur le quatrième et dernier site de la partie haute du transect, à 2 200 m, au lieu-dit Sinopas (ou Snow pass, en anglais, en référence au ciel toujours bouché de nuages blancs comme neige à cet endroit). Ici règne le clan des Mendi, avec trois tribus et environ un millier d’âmes. C’est dans une de ces tribus que le camp est établi, plutôt plus confortable que celui à 2 700 m, qui n’a pas supporté le poids des hamacs dans la nuit du 21. Cela dit, le « room service » fut d’une efficacité exemplaire. Des poteaux furent taillés et promptement transformés en étais pour venir renforcer la structure de l’abri.
Une des rares matinées sans nuages nous offre une vue globale sur la chaîne du Mont Wilhelm depuis le camp à 2 200 m. le sommet est la grosse « molaire » au centre de l'image. S'il paraît plus bas que d'autres points hauts, c'est qu'il est situé en arrière plan. Seul le Docteur a eu le courage (et le temps) de grimper au sommet (avec tout les doutes possibles sur les photos qu'il en ramène, cf. billets précédents). Crédit : Olivier Pascal / MNHN / PNI / IRD
À 2 200 m les bestioles sont plus nombreuses. Maurice a trouvé ses premières fourmis dans les arbres, des Pheidoles et des Strumigenys. Elles ne sont pas encore à ranger dans la catégorie « arboricole » (qui niche dans les arbres) mais récompensent les efforts de M. et sa méthode de pêche aux fourmis à l’aide de cordelettes munies d’appâts (thon et miel) qu'il place sur les grands arbres avec un lance-pierre taille XXL. Jérôme a aussi piégé des fourmis au sol et dans les arbustes (de la même sous-famille des Myrmicines, mais le genre n’est pas identifié) avec de la fiente de poulet (apportée spécialement de Guyane sous forme déshydratée : tout bon entomologiste est un grand maniaque dans le choix et la qualité de ses appâts). Le troisième larron à s'intéresser aux fourmis est Tom, et lui aussi brandit des fourmis tombées dans ses « pitfall traps », mais il n'est pas sûr que ce soient les mêmes que celles des deux autres. Je les encourage à parler plus entre eux.
Jérôme Orivel (CNRS) trie ses flacons remplis de fiente de poulet sur la table (la seule) du camp à 2 200, au milieu des victuailles et sous le regard courroucé de Yves Roisin (ULB, Belgique) alors que Tom Fayle (notre anglais post-doctorant) préfère détourner le regard devant tant de sans-gène. Shocking. Crédit : Olivier Pascal / MNHN / PNI / IRD
Fred annonce une diversité en blattes plus importante que sur les sites précédents : une seule espèce à 3 700 m contre une douzaine d’espèces à 2 200 m (c’est étonnant comme l'on peut se passionner pour les blattes lorsque l’on dort, mange et vit avec des entomologistes depuis 15 jours). Son camarade de cordée dans la quête d'un groupe apparenté aux Blattes, Yves Roisin, est bredouille : toujours pas de termites. Ces « blattes sociales », comme Fred les surnomme, ont apparemment un métabolisme qui ne tolère pas ces altitudes et malgré l’énergie que met Yves à transformer en pâte à papier tout le bois mort qu'il trouve avec sa hachette, il n'en a pas vu la queue d'une. Quant à Tony, même s’il engrange tout ce qui lui tombe dans l'épuisette, il ronge son frein et attend les altitudes plus basses pour mettre la main sur « sa » sous-famille de grillon, les Eneopterinae.
La forêt, que certains entomologistes ont tendance à oublier ou à ne pas voir, l’œil rivé sur leurs bêtes millimétriques, est somptueuse. Le relief, très découpé, n’aide pas aux déplacements (la trilogie glissade, gamelle et gadin réunie en un volume) mais contribue à en offrir des vues spectaculaires. Ici, comme au site à 2 700 m, les grands Pandanus en sont la marque. Quelques palmiers apparaissent dans le sous-bois, alors qu'ils étaient absents au-dessus de 3 000 m. Mais c’est les mousses qui signent ces forêts de moyenne altitude. Parures en guirlande sur les branches tendues à l’horizontale des grands arbres ou en boules massives sur les troncs et sur les charpentières dressées.

Forêt de brouillard à 2200m. Les Pandanus (au deuxième plan, derrière les fougères) sont partout présents dans le sous-bois. Crédit : Olivier Pascal / MNHN / PNI / IRD
Dans le maquis de haute altitude, les mousses recouvraient les moindres recoins, donnant au décor végétal un aspect aquatique, rappelant les draperies d’algues qui se développent sur le bois mort des fonds d’eaux stagnantes ou évoquant même une gigantesque moisissure. Ici, les mousses sont des ornements et la forêt est proche de la perfection esthétique et magique de celle des contes de fée.
Robert Colwell dans la forêt magique à 2 200 m. Copyright : Olivier Pascal / MNHN / PNI / IRD
De la pluie, encore et toujours, malgré quelques éclaircies bienvenues pour dégringoler du 2 700 au 2 200. Améliorer le moral de la troupe et éviter la déroute qu'entraînerait fatalement un climat déprimant, voilà le souci du cantinier. Fi de la contrainte budgétaire ! Le 22 octobre au matin, je commande officiellement un cochon. Rapide conciliabule entre les villageois installés à demeure au camp du 2 700 (et qui participent sympathiquement au pillage des vivres), suivi d’une décision tout aussi prompte d’acheter « sur catalogue » un cochon qui viendrait de Kegsugl.
Après une après-midi d’angoisse sur les délais de livraison, le cochon, ou plutôt la truie, immédiatement baptisée Georgette, montre son groin à la nuit tombante. Trop tard pour le transformer recta en souper et la décision est prise de l’acheminer au prochain camp tenue en laisse, pedibus cum jambis. Décision malheureuse : au réveil, le 23, Maurice m’annonce, gêné, que la bête doit être sacrifiée ici même. Un homme est mort la veille dans les environs et l’arrivée du cochon depuis Simbu n’est certainement pas une coïncidence. Pas de négociation possible, le cochon doit être tué en guise de compensation, ici et tout de suite. Georgette est envoyée ad patres au gourdin, ses poils brûlés et c’est coupée en quatre et dans un sac qu'elle voyagera jusqu’à Sinopas. Arrivée à 2 200 m, les filets sont préparés par John Borié dans la maison de Margaret avec des oignons et de la sauce soja, et les quatre cuissots selon la méthode de cuisson à la pierre chaude (Mumu).
John, le Chief Cook du camp à 2200m, nous prépare les filets mignons de Georgette-la-truie à la mode Mendi, dans la maison de Margaret. Crédit : Olivier Pascal / MNHN / PNI / IRD
Les sourires reviennent. Je l’ai déjà dit ailleurs, mais j’insiste : un scientifique sur le terrain ? Nourrissez-le correctement et vous en ferez ce que vous voulez. Un bémol cependant, un repas trop sophistiqué peut vite tourner au sujet de thèse, voire à la rédaction d’une demande de bourse à l’Agence Nationale de la Recherche. Exemple : hier soir, John nous a procuré des œufs d’une taille intrigante, près de 9 cm dans la hauteur. L’omelette n’était pas consommée que l’enquête sur la potentielle pondeuse était quasi bouclée. Interview croisée des habitants et vérification sur Google avec l’Iphone de Robert : photos des mégapodes – la famille de l’émeu, de l’autruche et autres volatiles de cet acabit – à l’appui, nos scientifiques hésitent entre la « Black-billed Brush Turkey » (Talegalla fuscirostris) et la « Brown-collared Brush Turkey » (Talegalla jobiensis). John maintient que c’est la « Black-billed », mais son aire de distribution (la moitié sud des Highlands) ne colle pas avec une autre affirmation de John, à savoir que les oeufs proviennent de la « hot place », donc des basses altitudes, ce qui correspond mieux à la distribution de la « Brown-collared » dans la vallée de la Sépik - Ramu. Frustré, Robert promet de continuer l’enquête et de se renseigner sur la couleur des œufs de l’une et l’autre. Ceux que nous avons finalement mangés étaient d’un blanc pur, comme le ciel de Sinopas.
À propos de nourriture, je m’aperçois que les botanistes, au camp de 3 200 m à l’heure où j’écris, n’ont pas bénéficié de ces largesses culinaires. Je demande aux familles ou amis, si par hasard ils lisent ce billet, de ne pas vendre la mèche ni se plaindre de ce régime à deux vitesses. Je jure qu’une autre Georgette, ou un Jean-Louis, ou n’importe quel autre porc sera bientôt au menu de l’équipe restée en arrière, d’autant que je les rejoindrai bientôt et que votre serviteur, s’il ne déteste pas se plaindre (bis), déteste encore moins la nourriture, surtout le cochon.
Cuisson de Georgette-la-truie, méthode de la pierre chaude (Mumu). Camp à 2 200 m. Crédit : Olivier Pascal / MNHN / PNI / IRD
Deux compagnons ont quitté le groupe aujourd’hui. Léonidas Cambanis et Robert Colwell vont nous manquer pour la suite de l’aventure ; ils ont participé à tout, aidés tout le monde avec une humeur toujours au beau fixe. Le grand bal des « va-et-vient » continue, avec demain l’arrivée des derniers membres de l’équipe « Mont Wilhelm » (Noui Baiben, le deuxième grimpeur et deux journalistes de l’agence Cargo) et le transfert de l’équipe botanique depuis Betty jusqu’à Mondiapas. Des dizaines de porteurs encore sollicités à différents endroits. J’ai renoncé à en tenir le compte. C’est de toute façon inutile, les montagnards, qu’ils soient « Simbu » ou « Madang » sont toujours là pour nous aider.
Olivier Pascal, Sinopas, le 25 Octobre 2012.